282. Rebelles cent pages
Grandes orientations de la littérature française
(chez les petits éditeurs indépendants)
L’intérêt d’une classification, c’est encore d’y échapper.
2. Rebelles Cent pages
J’ai commencé à m’intéresser aux Éditions Cent pages au moment de la réimpression en 2002 du titre cosaque, J’emmerde Le Monde, publié aussi en version anglaise, Up the World’s. Au rebours d’un bon nombre d’éditeurs indépendants nés dans les marges, Olivier Gadet, Directeur de la maison installée à Grenoble, refuse de suivre la pente du succès, façon Le Dilettante ou V. Hamy, bientôt Attila et L’Arbre vengeur – la seule pente pourtant capable de conduire à une visibilité suffisamment massive – qui vous permet par surcroît de jouer sur les deux tableaux de la qualité associée aux petites structures, à forte valeur symbolique, et de la diffusion auprès d’un large public – au prix de quelques menus arrangements avec la réalité du marché des livres. Le Dilettante en est mort, Galvaudé en plein cœur. Difficile de s’arrêter à temps sur la pente du succès.
De quoi s’agit-il ? J’emmerde Le Monde, chronique rocambolesque sur le journalisme littéraire et règlement de comptes intempestif, rappelle surtout, en filigrane, la réalité des puissants réseaux éditoriaux qui relaient l’information consacrée aux livres, et la difficulté pour un éditeur installé dans les marges, malgré un catalogue éloquent, d’être correctement recensé par les instances prescriptrices majoritaires. À l’instar du réseau ferré, elles ont en effet pour vocation de faire circuler sur leurs lignes à grande vitesse les livres à péremption rapide, limitant la circulation des livres réputés lents, difficiles, novateurs. Bref, ce n’est pas la qualité d’un livre qui détermine sa circulation. Rien de neuf dans ce constat. La drôlerie vient par surcroît – Raymond Cousse est l’un des auteurs inscrits au catalogue de Cent pages (Apostrophe à Pivot et À bas la critique).
Depuis peu, le Net change la donne et multiplie les réseaux possibles de diffusion, au risque de l’émiettement ou de l’illusion d’optique. La qualité des contenus proposés sur les sites et blogs littéraires permet néanmoins la constitution de pôles d’information horizontaux. Gadet n’en dit rien. N’a même pas de vitrine Internet pour son admirable travail. S’en fout ?
Par delà la querelle, le livre de Gadet signale au passage qu’un livre est aussi le produit des circuits de distributions et des réseaux qui le mettent en circulation. Le soutien apporté par Josyane Savigneau à Viviane Hamy au lancement de son projet éditorial, par le biais notamment de l’increvable Monde des Livres, engage aussi l’éditrice appelée à cautionner, à la longue, une approche consensuelle, médiocre ou hybride de la littérature, sans être pour autant illégitime ou inutile (Vargas est compensée par Werth). Je me demande du coup si l’éditeur est amené progressivement à adapter ses choix à la demande de son réseau ou si le réseau qu’il se choisit est déjà contenu dans ses choix. L’exemple de Gadet des Éditions Cent pages confirme la deuxième proposition. Imaginez un livre rebelle vendu à des centaines de milliers d’exemplaires – et vous obtenez l’essai d’Hessel (on dirait le nom d’un groupe de rock).
La tentation de la marge, au fond, est-ce le centre ? Une fois atteint, le centre officialise la dissolution de l’éditeur marginal (voir Actes Sud). Resterait encore à déterminer si le centre rêvé ne constitue pas en réalité pour un éditeur le point d’équilibre qu’il se propose d’atteindre afin de mettre un terme à sa jeunesse et entrer dans la vie adulte des bénéfices tangibles, financiers et symboliques. « On n’est pas à l’abri d’un best-seller », affirme Dominique Gaultier, du Dilettante, tout en continuant à éditer des contemporains médiocres (avis personnel). La visibilité de V. Hamy n’est peut-être que l’aboutissement d’un projet initial d’occupation d’une position déterminée dans l’espace littéraire plutôt qu’une position conquise par hasard.
De nombreuses lignes éditoriales, chez des maisons récentes, annoncent des projets redoutables et des intentions séditieuses, pour finalement se ranger dès le premier livre publié à la sagesse du monde de l’édition – via le premier livre publié parfois. Et l’on obtient ainsi de l’inédit maintes fois recyclé et recyclable. Je ne donnerai aucun nom. (N’insistez pas.)
L’idéal serait de pouvoir occuper une position oscillatoire, entre humour, satire et culte des idoles + toute la gamme intermédiaire ; un pied ici, un autre là, évoluant dans l’espace littéraire, également bien reçu de la périphérie au centre. Cette question m’intéresse d’autant plus (et je digresse loin de Cent pages) que la critique littéraire ne peut faire abstraction des contraintes qui pèsent sur l’espace politique, conflictuel par définition, qui la traverse. Qui voudrait d’un espace éditorial pacifié, à part (pas de nom) ?
La distance est en plus faible entre un bon et un mauvais livre, si l’on exclut les livres qui n’en sont pas (et là commence un autre calcul des distances qui séparent les mauvais livres relevant de la littérature et les bons livres qui n’en sont pas). Les réseaux font la différence et permettent à un livre d’exister à cent ou cent mille exemplaires.
En passant. Se pose encore la question de la recrudescence des bons petits romans dans l’édition française, dont chacun s’efforce d’être la nouvelle merveille du jour. La formule de Marie-Édith Alouf, directrice des Petits matins, rapportée par Le Matricule des anges (janvier 2011) est saisissante : « On reçoit des manuscrits qui sont correctement écrits. Le niveau moyen d’écriture s’élève. Mais avoir une jolie plume et un brin d’humour ne suffit pas. » C’est dire que Le Matricule des anges est un magazine encore utile à notre compréhension de la littérature contemporaine. Beaucoup d’éditeurs choisissent pourtant de promouvoir, en guise de littérature et d’audace littéraire, cette écriture correcte et ce brin d’humour, marque de fabrique de l’édition littéraire actuelle, avec en prime retour édulcoré au narratif XIXe. Joli siècle, certes, mais pour les vacances.
Du coup, le Web ouvre la possibilité, selon une dynamique pour moi encore confuse, d’un discours différent sur les livres et les auteurs éloignés des sources d’infos majoritaires. La lectrice intéressée par L’Atelier de la chair d’Emmanuelle Pol, égratigné céans à cause de sa mièvrerie narrative (bis), a de fortes chances de pouvoir lire la critique désinvolte et jalouse de David Marsac.
Et voici une lectrice sauvée. Mais combien de lectrices irrémédiablement séduites, Ô séniles suborneurs ?
Tout espace, littéraire ou non, oblige à prendre position, et les électrons libres sont assignés à un espace défini. Le parcours de Jourde, de la périphérie au centre, mériterait une analyse détaillée dans ce sens – par l’excellente historienne des lettres Gisèle Sapiro, par exemple – son nouveau livre paraît le 3 mars (page de publicité), La Responsabilité de l’écrivain, au Seuil (un collègue). Est-il envisageable d’avoir un pied dans la marge et l’autre dans le mil, position stendhalienne ? Ou s’agit-il toujours d’une position intermédiaire en direction d’un centre plus ou moins éloigné ?
Il est très probable que Gadet se moquerait de ces questions que j’empile sur son dos, préférant éditer des livres. Les voici.
J’aime beaucoup le texte de l’achevé d’imprimer des Dimanches de Jean Dézert (2007) de Jean de La Ville de Mirmont, précisant page 9, à la suite des mentions habituelles : « ouvrage publié sans le concours de la région Rhône-Alpes ». Le vrai rebelle se nourrit d’insolence, pas de subventions.
Au moins idéalement.
L’œuvre d’Arthur Bernard, « ce chef-d’œuvre de l’art roman », préfacier du livre précédent, est aussi la clef de voûte de la maison d’édition. Bernard y développe un style identifiable, inouï chez les autres éditeurs où il publie aussi. Cette tonalité particulière montre assez que les maisons d’édition sont des espaces identitaires. Je n’ai jamais pu terminer La chute des graves, publié en 1991 par Minuit, sorte de polar affadi selon moi par les prémices de la reconversion opérée par Minuit vers un romanesque transparent, malgré quelques exceptions notables (je ne veux pas me brouiller avec tous mes ennemis). Les romans d’Arthur Bernard publiés chez Champ Vallon privilégient par contraste une écriture plus nette, précise comme une borne cadastrale, aux lignes narratives – à l’exception de L’oubli de la natation (2004), qui fait trait d’union entre Cent pages et Champ Vallon.
Arthur Cent pages. Je n’ai pas eu la possibilité de lire Les parapets de l’Europe (1988), son premier livre de fiction, indisponible chez l’éditeur, dans les bibliothèques publiques et chez les bouquinistes ; j’en ai longtemps rêvé au fil d’un fleuve criard ciblé par des peaux-rouges impassibles. J’ai donc dû faire connaissance avec l’auteur en commençant par La petite vitesse (1993), troisième roman, le bien nommé, déambulation amoureuse, évocation intime de soi et d’un petit monde sans âge, prolo, urbain. Le mouvement de la phrase, la syntaxe syncopée, le rythme abrupt de la ponctuation, accélération décélération, s’y trouvent encore à l’état d’ébauche formelle, mais déjà active : « Sa voix s’évanouit d’un coup, coupée, manque de crédits défaut de monnaie, j’écoutais le silence infini des machines » (101).
Dans Le neuf se fait attendre (1995), roman de la vie en suspens, à l’orée du nouveau siècle, passé qui s’éloigne, Arthur Bernard peaufine son goût pour la syncope grammaticale et le court-circuit : « Les parents parlotent, les enfants, fillettes et garçonnets galopent, il faut bien s’ébrouer de l’immobilité divine » (18). La densité elliptique rappelle le cinéma de Kaurismaki, + arrière-plan historique et social : « Derrière le camion benne, le gyrophare orangé, Attention ouvrier, il avait fini de connaître la ville sous toutes ses coutures, décumane et cardo. Il essayait de se rassurer quand il se sentait engoncé : on ne grossit pas forcément en devenant sédentaire, c’est le costume qui rétrécit, le trop de pressings » (184).
D’Arthur Bernard j’aime la manière de décomposer recomposer les gestes ordinaires et les pensées communes afin de leur redonner une direction, sans nostalgie suspecte, narration juste, attentive au présent de la vie, la nôtre – plutôt la vivre que la laisser filer.
Curieux et curieuses de Cent pages, lisez d’Arthur Bernard, dans la collection Cosaques, C’était pire avant (2002), pamphlet d’amour dédié à notre époque et à la capacité pour la langue de contenir passé et présent dans un mouvement pas toujours innocent de va-et-vient : « Le nombre de Françaises qui pratiquent régulièrement la fellation ne cesse d’augmenter, je l’ai lu, j’ai le temps de lire, même n’importe quoi, si je n’ai pas le temps de regarder la télé. J’ai déjà oublié le pourcentage de Françaises fellatrices, voilà pourtant une nouvelle qui parle de maintenant, pas d’hier quand il n’y avait ni sondages, ni eau courante, qu’on n’écrivait pas si facilement le mot fellation, maintenant on le voit tout le temps, avec d’autres du même acabit dans les journaux, les plus sérieux, les mieux pensants, il vient du latin fellare, ce qui est un gage d’ancienneté. Le sondage, c’est une lanterne pour s’éclairer dans l’obscurité du chemin de la vie, Dieu sait qu’il y fait noir » (15). La confrontation passé présent, que la petite pensée laineuse des moralistes frileux transforme en mépris de la vie (« C’était mieux avant »), est pour Bernard le moment d’une célébration militante : « On ne peut pas tout avoir à la fois, la grandeur et ses risques, la médiocrité et ses conforts » (66).
Ce flux continu entre les époques et les voix rebelles caractérise la ligne éditoriale des Éditions Cent pages, qui font alterner présences contemporaines, immédiates ou éloignées (Alain Brossat, Raymond Cousse, Roger Rabiniaux), et résurrection de textes oubliés (Oskar Panizza, le Père Vieira). De même, langues et époques différentes sont réunies au catalogue, portugais, italien, espagnol, russe, avec une prédilection pour l’américain. Cent pages est l’éditeur en France de Gilbert Sorrentino, écrivain US des années soixante-dix, dont les romans portés par la superposition de strates narratives et une langue poético-punch ont trouvé ici leur place (+ un chez Actes Sud) : Steelwork, Red le démon, Salmigondis offrent aux lecteurs astucieux, en plus de textes pulsatifs, un graphisme et une typographie inédite (pour le prix d’une laide édition courante chez un confrère moins sourcilleux, mais finalement psychologue : il existe encore des lecteurs capables de choisir le dernier livre d’une romancière franco-canadienne au féminisme émoussée, publié chez (pas de nom), sans même jeter un œil sur les belles couvertures des ouvrages à l’écriture puissante, dérangeante, de Gilbert Sorrentino). Les libraires devraient circuler entre les tables avec une férule.
Ainsi, nos goûts diffèrent malgré notre désir commun de littérature (bis).
Les Éditions Cent pages se sont lancées, de fil en aiguille, de graphiste en typographe, dans la fabrication de livres d’artistes ; Parages (2008), notamment, recueil broché sous emballage cartonné de photographies urbaines, au format réduit, du vidéaste contemporain Denis Vedelago. Les livres ont tendance de ce fait à être plus chers, parfois luxueusement chers – mais comment évaluer un livre et le travail qui entre dans sa composition ? Ainsi Les Nouvelles en trois lignes (2009) de Félix Fénéon sont accessibles au complet en un superbe volume contre 28 euros. Je n’ai pas cédé à la séduction alors que j’ai acheté les Questionnaires de Max Frisch (2009), dont voici la première question : « Êtes-vous certain que la conservation de l’espèce humaine, une fois disparus toutes vos connaissances et vous-mêmes, vous intéresse réellement ? » Je la dédie spécialement à un écrivain pessimiste que j’aime beaucoup et qui me le rend mal.
J’aimerais encore signaler le recueil d’Egon Erwin Kisch, Le reporter enragé (2003), qui rassemble quelques reportages menuisés par ce praguois de langue allemande, sur Charlie Chaplin au travail ou encore les prisons du Troisième Reich à ses débuts. Il me semble que la narration linéaire, récit de péripéties, faits et gestes, temps et lieux, prend sens dans la visée testimoniale du reportage culturel (Chaplin) ou politique (la prison de Spandau), car il s’agit alors de rassembler dans l’urgence d’un moment donné des bribes signifiantes du monde pour les transporter vers un lecteur absent ; mais cette technique narrative a finalement moins sa place dans un roman où la réalité est d’abord une chimère construite dans l’œil du romancier. Le réalisme romanesque n’est jamais si imposant que lorsque la réalité est absorbée par le langage au point de devenir enfin méconnaissable dans le réel du texte. La différence m’a paru saisissante à la lecture de Kisch.
Et je clos d’un mot ma péroraison, épuisé par l’effort : Cents pages est à l’édition ce que le mètre étalon est à la mesure. Un repaire de bons livres.
PS : Les lecteurs qui commanderaient leurs livres directement chez l’éditeur ou par le biais de la plateforme atheles.org recevront un superbe catalogue, aussi maniable qu’une carte routière, contrecollé entre deux forts cartonnages dissymétriques, illustré par deux photos miniatures, différentes d’un exemplaire à l’autre, même pour la même année. Je suis ainsi le riche propriétaire de trois catalogues 2006-2007, présentant les photos suivantes :
1e . Trois japonaises devant un paysage neigeux + un Napoléon équestre au dos.
2e . La reproduction d’un dessin de Chaval (au catalogue comme Frans Masereel) + un Napoléon couché devant un plan de bataille au dos.
3e . Charlie Chaplin à terre avec patins à roulettes + les trois Japonaises précédemment citées, au dos cette fois.
PSS : Cette page a-t-elle répondu à votre recherche ?
PSSS : N’hésitez pas à soutenir la petite édition en achetant d’abord nos livres.
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