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De l’utopie à la toupie, suivons le guide.

Ça recommence, c’est sporadique, les libraires se rebiffent contre le grand capital, le marché, le gros Hardy, et on repart avec Laurel (le petit). Le moindre articulet lui est prétexte à prendre la mouche sur la viande avariée de l’édition française, qui se porte plutôt bien. Il n’y a guère que la visibilité de l’offre qui pose
problème.

Quel faisandé pour aujourd’hui ?

« Je ne doute pas que, si Aurélie Filippetti avait été ministre au temps de Gutenberg, elle aurait proposé un projet de loi visant à protéger les moines copistes contre la concurrence déloyale de cette invention diabolique… »

C’est la clausule de l’article d’un écrivain que je ne connais pas, dont la provoc est aussi grasse que la maison qui le publie.

L’article est naze, mais la clausule, je la trouve bien. Elle propose un détour. Elle évite la ligne droite. Elle rappelle que les débats d’aujourd’hui sont déjà ceux d’hier et que le savoir passe aussi par des outils aux développements imprévisibles, pas funestes pour autant. Dans les réponses des libraires indignés que j’ai lues sur le blog de Claro, prêts à ostraciser le pamphlétaire en renvoyant ses livres (certains libraires sont des remballeurs nés), aucun ne parle de cette clausule et tous préfèrent reprendre le refrain de la chanson connue.
Répétez avec moi :

Les loyers sont trop chers, la rentabilité est trop mince, le métier est trop passionnant, Amazon est trop vilain. La droite est libérale. L’intelligence est de gauche (Ô Aron ! Ô Manent !). J’en ai souvent conclu que la plupart des libraires ne gagnaient pas d’argent ou bien à la sueur du front. Et bien surprise. L’un d’eux affichait récemment 4000 € mensuels à la tête d’Atout-Livre, Paris 12e, avant de vendre boutique. Sans doute une exception.

Les autres sont Job et Jérémie.

En réalité, les deux circuits (le moine et l’imprimerie) sont parallèles. La chaîne du livre brouille le statut des « moines copistes » en les écartant des circuits de distribution ou en disqualifiant les contenus de leurs publications (petit éditeur est un vocable ambivalent qui associe production faible à qualité moindre). Mais la question centrale de la diffusion / distribution est difficilement dissociable de celle des choix faits par les libraires eux-mêmes. La métaphore de la littérature artisanale privilégiant le rare et le fin, d’une part, et la littérature de production industrialisée privilégiant l’ordinaire et le courant, d’autre part, me semble intéressante à ramener à la réalité sans métaphore.

Lecteurs de bonne volonté, les libraires sont à l’affût de nouveautés, c’est souvent vrai, mais tributaires d’un circuit qui leur impose les œillères du marché en les reléguant à des travaux de manutention (60 à 70 % du plus sombre de leur temps, selon l’enquête menée par la sociologue Frédérique Leblanc, Être libraire, Editions Lieux dits, 2011, p. 63). Ils n’ont par conséquent que peu de temps à consacrer à la recherche de livres rares, intelligents, sensibles ou novateurs que leur préparent les moines copistes d’aujourd’hui (dont votre serviteur) et qu’il faudrait aller chercher loin de la chaîne du livre. (Parfois ces livres viennent à eux par l’intermédiaire d’une commande, suivie de rien. Il n’y a guère que La Mémoire du monde, Librairie d’Avignon, qui nous ait fait la surprise de commander deux titres au-delà de sa commande client (le jargon) ; et L’Esprit curieux, à Fontenay-le-Comte, qui mériterait un pont privé pour y danser. Même la grande librairie Mollat n’hésite pas à commander des exemplaires de nos publications, les trois libraires les acceptant en achat ferme et sans retour. Preuve, ou témoignage, que le débat ne porte pas seulement sur la question du grand capital ou de la technologie.

Mais en vouloir aux libraires ne sert à rien. Leur répondre est plus utile (préparer leur salut).

Le test est imparable. Examinez le rayon poésie des librairies indépendantes dédiées, disent-elles, à la création littéraire, à la culture, au conseil au lecteur, au service de La langue. Il vous dit quoi le rayon poésie ? D’abord 1 mètre de large et de poussière à tout caser. Les exceptions sont rares (imaginons un monde où il en serait autrement). L’évidente pauvreté du rayon poésie et du rayon théâtre est si bien entrée dans les habitudes du travail des libraires, que plus personne ne s’en étonne. La chaîne du livre en a imposé l’idée. C’est devenu une évidence sociologique du métier. Ni les libraires ni les lecteurs n’aiment la poésie.

Ainsi la poésie ne relève plus de la littérature et le roman ne pourra être poétique qu’au sens vague dont s’amusait à son époque Paul Valéry, le vague constituantdans les esprits la définition même de l’écriture poétique.

Dans la plupart des librairies indépendantes, la littérature n’est plus une poétique. C’est devenue une sorte de diététique qui mêle à la clarté des intentions sociales, l’évidence des influences psychologiques et la nécessité d’un engagement humanitaire. Le dernier livre de Maylis de Kerangal, après les précédents, en est le modèle du genre potable et rafraîchissant (la glose lettrée y remplace le style). Pourquoi pas ? À ceci près que dans un monde où le Roman-roi raconte lui-même son histoire, l’écriture ne sera plus son Éminence grise.

Les préférences du libraire dit indépendant sont en réalité tributaires de la loi du marché, qui lui fournit les livres qu’il croit choisir (la chaîne du livre) pour un lectorat lui-même formaté. – T’as lu le dernier Machin ? Qui d’ailleurs n’est pas si mal. Téléramort en dit du bien.

Certains libraires indépendants pensent avoir fait le tour de leur travail quand sur la table des nouveautés ils ont placé Réparer les vivants et le poète local en dédicace dimanche. Très bon choix Les vivants. Ouvriras-tu aussi dimanche prochain ?

– Il en faut pour tous les goûts, dit le libraire qui fait des choix pour tous les goûts.

À moi, Libraires, deux mots. Qui parmi vous possède encore le livre de Marc Sastre, L’homme percé, paru en 201, sans distributeur ? À la surface, de Dorothée Volut, en octobre dernier ? La Chambre d’écho de Frédérique Germanaud, paru en 2012 ? Le livre génial de PNA Handschin, Abrégé de l’histoire de ma vie, distribué par Harmonia Mundi (2011) ? Variété I, II, III, IV et V, de Valéry ? Les œuvres complètes d’Arno Schmidt ? Trois livres, au choix, de Lambert Schlechter ? Deux livres au moins des éditions Pierre Mainard ? Les œuvres complètes d’Herta Müller ? Piotrus de Léo Lipski, à L’Arbre vengeur ? Les Poèmes de Joseph Brodsky ? La collection complète des livres publiés au Bruit du temps ? Chez Cent pages ? Absalon ? Claire Paulhan ? Harpo & ? La collection complète « Poésie / Gallimard » (pas trois Baudelaire dépareillés) ? Les œuvres complètes d’Arthur Bernard ? Moby Dick en anglais ? Don Quichotte en espagnol ? Vie et Destin en russe ? Les œuvres complètes de Kafka en serbo-croate ? L’édition
quadrilingue des Vingt sonnets à Marie Stuart ?

Tu défends quoi dans ta crémerie ? La Bible ?
(– À propos, dans quelle traduction ?)

Job et Jérémie, pleurs et componction.

Figure-toi que le lecteur aussi fait des choix. Me concernant, ce sont rarement les tiens. Cesse de me prendre pour la baudruche que tu contemples dans ton miroir. Tes post-it m’ennuient. Ta bonne humeur m’ennuient, tes goûts majoritaires m’ennuient, tes manifestes m’ennuient, tes recommandations m’ennuient, tes jérémiades m’ennuient. Tes livres me plairaient s’ils étaient autres.

Sers-moi des livres soufflés sur la braise du volcan et fais-toi oublier, tu me feras vraiment plaisir.

– Gallimard, Actes Sud, Minuit, Le Seuil, Fayard, Viviane Hamy, Le Dilettante, Galaade, Zulma, que te faut-il de plus ?

Mais – les moines copistes, les singuliers de la littérature, les énervés du style, les obsédés du signe,  les défraîchis du hiéroglyphe, une grammaire vaudou, des livres à fragmentation – une forêt de choux-fleurs ?

– C’est quoi ton Indépendance ? Galeries Lafayette nous voilà ?

Je reconnais, libraire, qu’avec 60 % de ces titres dans ton fonds, tu ne tiendrais pas longtemps ton lectorat en laisse. La chaîne du livre est plus efficace (l’écrivain écrit, l’éditeur édite, le distributeur distribue, le prescripteur prescrit, le libraire chante ses préférences circulaires. Et le lecteur, te fuyant comme le pestiféré que tu seras devenu pour mon plus grand bonheur,  achètera bientôt tous ses livres sur Amazon, où c’est quand même moins cher, plus rapide et plus pratique – pour l’éthique, il s’habille chez H&M). Dans l’immédiat, comme tu n’as pas dans ta boutique Le citron métabolique de Laurent Albarracin, pourquoi irait-il chez toi acheter le dernier Jean-Ro-et-Jean-Ech qu’il trouvera demain dans sa boîte aux lettres ou dans sa poubelle (le déclin du service public) ?

– Par militantisme !
– Tu n’as pas compris que Gutemberg t’oblige à faire des choix de Gutemberg. Le citron métabolique ne sera jamais en téléchargement gratuit. C’est ça qu’il faut pour ta boutique. Sinon arrête de larmoyer dans du papier. Mouche-toi au numérique – ou dans le romanesque en flux qui le préfigure (ça, tu sais faire).

(Je te tutoie et te rudoie car je t’aime bien, vrai vrai, mais tu me peines.)

De la production à la prescription journalistique, la chaîne du livre t’oblige à faire des choix parmi un ensemble de livres précisément cadrés par les distributeurs majoritaires, très souvent éditeurs. Cadrés aussi par tes propres renoncements.

– La poésie ne se vend pas !
(Misère ! Il n’a toujours rien compris.)

En littérature, la marge de manœuvre des libraires d’aujourd’hui est pour l’essentiel réduite à deux butées sur la même ligne droite : Marc Levy et Jean-Echenoz-Rolin-de-Kerangal. Leur fonds est fait de ce que le marché du livre produit à la vitesse des rotatives qui les impriment (chaîne de ma chaîne de ma chaîne de ma chaîne du livre, ça ne s’arrêtera jamais, chaîne de mâche haine – et remâche le machin des machines).

Les libraires indépendants sont encastrés, coffrés, coulés dans le béton de la chaîne du livre dont ils s’accommodent, grâce aux jérémiades (je connais la musique). D’où leurs ruades anti-libérales à trois cartons le recyclage.

J’ai vu en rayon vendredi dernier, au Comptoir des mots, librairie indépendante, l’une des meilleures, Paris 20e, une série impressionnante des livres de Nancy-Huston, dont je pense le plus grand mal sans l’avoir lue. Nos livres furent un temps présentés dans cette librairie jusqu’à ce que, en 2013, le libraire du rayon soit remplacé et que le nouveau note : « Les doigts ? C’est vraiment pas terrible. » Le Plancher, pas
terrible ? Dachau Arbamafra, pas terrible ? Brodsky, pas terrible ?

Mais Nancy Huston, miam. En plus, ça se vend. Ça permet ainsi d’avoir vingt exemplaires du dernier Jean-Ro-et-Jean-Ech, grand inconnu de l’Est parisien.

Nombre de libraires indépendants (libre à chacun de prendre pour soi ce qui s’adresse à lui) se donnent bonne conscience en proposant quelques ouvrages soigneusement choisis, et puis rangés dans une caisse en sapin à même le sol de la boutique où s’entasse la poussière (une partie du rayon poésie au Comptoir des mots traîne sur le sol ou bien cornée sur le rebord de la vitrine). Jamais à plat sur les deux tables centrales où le dernier polar chic fait pile (attention, ne va pas prendre pour toi ce qui s’adresse à ton miroir).

J’attends surtout d’un libraire qu’il fasse des choix, même intuitifs, hors du circuit des 24 heures du livre, qu’il flaire le livre inédit, la tentative perdue d’avance, gagnée ensuite, le nouvel éditeur appelé à changer les regards (suivez le mien), l’auteur inconnu des circuits, l’audace saugrenue, l’éditeur mort, le poète fou, le bègue irrévocable, et qu’il les mette en avant sur ses tables (dessous, c’est pour les gnomes). Donner à lire, à voir, à découvrir, sans post-it. Au Comptoir des mots, les libraires expédient les livres en cinq lignes illisibles de Natacha, Ingrid, Alain, Renaud, tous lecteurs et lectrices émérites. Ça sent la banqueroute. Bientôt le prix des Lecteurs.

Pour un libraire comme Ptyx-le-Belge (nous sommes ouverts à toute requête et commande de sa part), combien de bardes attachés à l’arbre ? De faussaires installés, de faillis prévisibles, d’illettrés buveurs de thé chic ?

Résumons nos débats : La poésie ne se vend pas ? Ton libraire ne t’en vendra pas non plus (elle ne se vend pas, il ne t’en vendra pas puisqu’elle ne se vend pas car il ne t’en vend pas puisqu’elle ne se vend pas).

Voilà le modèle de son indépendance. D’abord la poésie, puis le théâtre, aujourd’hui l’écriture jugée trop compliquée, avant expiration définitive. (Le libraire ne sait pas que c’est lui qui expire, pas la littérature qu’il refuse de servir sur ses tables, ni la poésie, ni le théâtre, ni l’écriture, impatiente et vive.)

Il a d’ailleurs raison. Ignorons la mort. Vivre est plus important. La loi du marché à laquelle il se plie malgré des choix qui vont du même au même, y compris les nuances, lui donne des raisons de persister. Ils se maintiennent réciproquement en vie.

Je connais pourtant une libraire véritablement libre, au Mans, il en existe ailleurs, qui n’a pas renoncé, malgré une fermeture en 2011 : pas d’office, des choix radicaux, avec et hors de la distribution classique, un fonds de sciences humaines, de poésie (1500-2000 volumes). C’est sur ses tables, exposés, offerts, que j’ai découvert P.N.A. Handschin, Ecchymose, d’Anne Monteil-Bauer, les Éditions de la Cabane. Pas dans Télérama, ni Livre Hebdo, ni Matricule des ongles (Ça va, les gars ? On vous envoie sous peu un Brodsky piégé), ni sur les tables d’indépendants qui crient dans les déserts d’Amazonie où leurs meilleurs clients s’approvisionnent parce qu’ils en ont marre des livres identiques d’une boutique de province à une autre boutique de province.

Figure-toi, lecteur de passage, que Le Comptoir des mots n’a pas un seul ouvrage de P.N.A. Handschin. J’ai vérifié, perfide incognito (pour Nancy Huston, ça va).

– Nan ? – Si ! – You stone ?

 

La guillotine forcera au salut ton pire ennemi.

 

En attendant, vive la toupie.