1210. Carnets d’écrivains
Lisant vite, je lis sans attention, à seul effet de ventiler ce qui me reste d’esprit,passant d’un livre à l’autre,au quart de tour et sans attendre, au point de slalomer depuis plusieurs semaines dans les Carnets de Paul de Roux, entre cinq ou six autres livres, nez écrasé contre les pages, « Bienheureux celui qui connaît au moins l’inquiétude », et puis « Unamuno dit que ce n’est pas celui que nous croyons être ni celui que l’on croit que nous sommes mais celui que nous voulons être qui importe », c’est tout du long de ce panini-là, mords dans ton sandwich et laisse filer le paysage, un peu de Saint Mathieu, la lumière du Lorrain, Henri Michaux, Beckett, « les aspects tristement dérisoires de nos vies », on peut lire en fermant les yeux, vous avez lu une page vous les avez lues toutes, ça parle de choses comme ça et de regrets sans épaisseur, de la disparition de l’artisan, de l’amateur, des arts, du coup je glisse, zuip, tenir la page n’a plus de sens puisque tout est perdu, malgré Stiftert, Pachet, Abram Tertz – une excellente surprise – et puis Montaigne dressé comme une Sainte Geneviève – citer Montaigne dispense d’écrire, le lecteur vous suivra à l’œil. Je me pousse donc dans ces Carnets 2000-2005, j’irai au bout, pieds nus et retour à l’hôtel, j’achèterai les volumes précédents, du Bruit du temps au Temps qu’il fait, l’ennui tranquille d’une lecture digestive, « Je pense fugitivement au roman d’Henry James », celui que republie au même moment Le Bruit du temps, et moi, fugitivement, je vais chercher les cinq volumes anglais que j’avais lus dans les années 85-87, des Penguins desséchés par le temps, je vous l’ai déjà dit : Faites gaffe à vos reliures – Daisy Miller, The American, Washington square, The Portrait of a Lady, The Wings of the Dove, au hasard de la langue anglaise : « She couldn’t dress it away, nor walk it away, nor read it away, nor think it away ; she could neither smile it away in any dreamy absence » – c’est très beau cette souplesse de la langue en glaise (va traduire), et je retombe dans Paul de Roux plein d’une ardeur nouvelle, c’est peut-être ça le sens de ces carnets, de tout carnet, l’odeur de vieux bahut, parfois d’opération de la prostate : « Je me demande soudain comment vivent les hommes qui ne sécrètent pas de l’anxiété tous les jours de leur vie. » Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une.
Pour l’écriture, André Blanchard, Autres directions, s’en tire avec une ironie d’avance, malgré une phrase qui cherche la chute, tuant ce qui en fait le prix : que le lecteur ne s’y attende pas. Or là, c’est le principe du toboggan, il pose son cul, il glisse, et aussi sec il remet ça. Parfois, l’auteur salue sur un bon mot, clin d’œil à gauche, clin d’œil à droite, les pieds dans le bac à sable. Malgré mes préventions, je fonce, soixante-dix pages d’avance sur Paul de Roux, la matière est pourtant quasiment la même, un vieux fonds de vieillerie arthritique, moins l’inquiétude métaphysique, Billy, Brenner, Bernanos, Cabanis, Sartre-et-Beauvoir, Maurras, Pétain, de Gaulle, Green, et des contemporains, des oubliés, les uns piochés dans les brocantes, les autres dans les vide-greniers. Il faut du courage et de la générosité pour lire ainsi, pêle-mêle, Bernard Frank et La Fille à lèvre d’orange de France Huser. Ce courage-là me scotche, je l’accompagne à la brocante le souffle suspendu. Et maintenant, à qui le tour ? Parfois, Blanchard te donne gratis des leçons de vocabulaire, on devrait dire comme ci alors que le type épinglé est pris en faute à dire comme ça + dentelles fines sorties toutes chaudes d’un atelier de repassage : J’eusse dû préciser que – gare à la fuite des gaz chez l’aristo désargenté ! Blanchard écrit cela tantôt sans rire, tantôt en clignant fort, en te poussant du coude : « (…) alcoolos, barjots, mafiosos – qu’on reconnaît à la dégaine qui marque mal et à ce regard fureteur, à la recherche du mauvais coup, fût-ce sur votre trombine. » (Le fût-ce fuse dans ce livre et le lecteur repart avec des tics.) Cette phrase sent la rythmique organisée : trombine a trop de gueule pour être honnête. C’est aussi de cela qu’il s’agit, de la portée de la satire. Blanchard en userait libéralement avec quelques célébrités, traits et flèches dans le derme et, selon la critique, se serait fait une confortable réputation de franc parleur, presque cogneur. Deux exemples. Todorov et Meirieu, « publicitaire du cartable à moitié plein », m’ont semblé être des cibles molles, visées sans enthousiasme, d’où les sottises grossières : Todorov et Genette auraient massacré l’enseignement de la littérature via leur vocabulaire barbare ! (Deleuze et Foucault ont-ils massacré la philosophie ?) L’attaque contre Michon est mieux sentie, quasi parfaite, découper le Michon en rondelles, lui faire passer son goût pour la littérature. Qu’on le transforme en saucisson sec. Blanchard est tendre, prudent peut-être, amusé sans doute, mais satiriste, faut voir : ses coups taillent dans le lard du vide. J’attends la suite. Permis de dézinguer.
À raison de quelques pages d’une lecture décousue, je lis Blanchard avec plaisir, comme en visite chez l’antiquaire, grands bougeoirs, baldaquin, illustrations tirées de vieux journaux anecdotiques, parfois un jouet contemporain (BHL), je passe, touche à tout,n’achète rien. Blanchard pourtant trouve sa mesure dans plusieurs pages où la littérature rencontre l’histoire, sa spécialité : le Journal d’Hélène Berr, les Carnets de Kazimierz Brandys, Le Mémorial de Foch de Raymond Recouly. Il devient djinn.Et là, je vole.
Un jour, bientôt, Jean-Luc Sarré.