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Fondé par Villemain et Bonnargent, L’Anagnoste vient de baisser le rideau. Je me réjouis de cette bonne nouvelle. Le lecteur attristé pourra retrouver Bonnargent dans les 52 pages du Matricule des ânes. À l’occasion d’un effeuillage récent de la revue en librairie, son nom m’avait frappé. « Tiens, me suis-je dit. Quel machin, ce Bonnargent ! » Inutile de vous dire que j’approuve ce recrutement. Éric Bonnargent a l’élégance de l’homme bien dans ses phrases, indifférent à la résonance des choses, au son des mots, le sens avant toute prose – au désespoir muet de son ami Villemain dont le français tout en biscotte est promis aux grammaires et aux clapiers scolaires. Naturellement heureux, bien décidé à le rester, Bonnargent fait confiance aux idées toutes tracées et aux poncifs universels. Ouvrant un livre, il ouvre une porte. Son clavier suit l’ordre alphabétique. J’avais lu d’un œil d’abord plein d’envie, puis rapidement bistré par la douleur, son Atopia, une sorte de chaussure vide à laquelle la paraphrase tenait lieu de chausse-pied : « Lorsque s’ouvre Le Feu follet, c’est l’Aube : Alain est couché auprès de Lydia, sa riche maîtresse américaine dans un hôtel borgne de Pigalle. » Bonnargent passe son temps à raconter : l’histoire, les personnages, les péripéties, les idées. Il les raconte, les re-raconte, puis cite pour illustrer. Sa paraphrase fait un double menton au texte commenté.
Son goût certain pour la clarté produit un effet paradoxal. La pensée de Bonnargent est fluide, sa prose est claire. Ses écrits sont pourtant boursouflés. Il leur manque l’exploration de formes inhospitalières, d’avoir tenté la ligne brisée. Rien de ce qui est torve ne lui est familier : dès qu’une idée part de travers, son esprit la redresse. Jamais son commentaire n’emprunte à l’original un peu de son relief. La littérature s’étend à l’infini de ses lectures : Bolaño, Dagerman, McCarthy, B. S. Johnson, Cossery, Brinkmann, Borges, Erofeiev, Gide, Onetti, Pessoa, Styron, Carpentier, Ionesco, Vallejo, Drieu la Rochelle. La liste en devient monotone. Le tri uniformise la pensée. Vue d’angle sur la plaine. Ouvrez Atopia presque au hasard : « Il me semble salutaire de distinguer la littérature ambitieuse de la littérature de masse (…) Ces textes ne sont porteurs d’aucune vision du monde et on les lit comme on va voir un film hollywoodien, pour passer un agréable moment, sans avoir à réfléchir. Il suffit de se laisser porter par l’intrigue. » Bonnargent invente d’abord la purée. « Mon intention en écrivant cet ouvrage était d’aider certains livres à exister pleinement. »Puis il invente le beurre dans la purée.
Bonnargent, mon ami, tant qu’ils n’ont pas d’idées précises sur la littérature, les gens sont des lecteurs respectables. Épargne-leur tes commentaires. Que tes citations soient le livre même. Il me semble que la littérature est portée par des ambitions presque toujours inaccessibles aux programmes de lecture et aux explications.
Mes amitiés à ton patron.