1216. Mets les gaz, Pégase !
Je ne savais pas. Pouvais-je m’en douter ?
Je viens de lire le journal Hippocampe du mois de juillet. Il ont l’air d’être cul et chemise avec nos amis d’Attila (ils se Tripodent aussi un peu). Est-ce une annexe du Matricule des granges ? médis-je aussi.
Rendons compte.
La première page affiche l’extrait indiscernable (Canada dry ou littérature) d’un nouveau livre de Robert Alexis, qui habite Lyon. J’ai lu l’extrait. Je l’ai donné à lire. Je l’ai relu et donné à relire. Silence et affliction. De la littérature pré-éjaculatoire à l’intention d’une bourgeoisie qui ne s’est jamais remise, entre douze et treize ans, de sa découverte du Grand Meaulnes et du Rolla de Gervex.
Notre cerveau n’est-il qu’un pot de rillettes ?
Le journal prend le temps d’une œillade travaillée à l’adresse du lecteur, dont on connaît la volatilité des goûts et l’ankylose du jugement. Le « manuscrit explore les thèmes de son premier roman La Robe ». J’avais jeté un œil sur la Robe d’Alexis, histoire de tâter à mon tour l’étoffe moelleuse de l’année 2006 que Corti publiait. Quatre ou cinq pages, quelques plongées supplémentaires, et retour sur la table du libraire, indépendant selon la règle. Un livre qui ne vous happe pas comme un vieux cannibale a-t-il un avenir ? (Nous reviendrons au cannibale.) C’était pour moi de la dentelle dans un style propre, inspiré d’un vieux fonds romanesque, d’un âge décoloré, psychologie, mystère, un brin de romantisme, des allusions pour les khâgneux, vision orthopédique du désir, abondance de tournures sobres (le cliché est le modèle admis de la contrefaçon). L’écrivain vit à Lyon, cultivant son jardin, le mystère, ses rentes, sa production. Je ne serais pas surpris de découvrir un jour le nom du directeur de l’Hippocampe (ou l’un des rédacteurs) sous la robe de Robert Alexis.
Nous sommes coincés entre les professeurs et les premiers de la classe. Dissertations prudentes, les articles seront bien notées. La pensée commence par des généralités (« En France, on ne sait pas lire les formes brèves ») et se termine par une morale prophylactique (« S’extraire de l’univoque est essentiel pour lire le mieux possible, pour se connaître en reconnaissant les textes »). Comme ces khâgneux sont démocrates, on aura droit pour clore l’article à une chanson de Jean-Echenoz, mascotte de cette génération.
Le reste de la revue, les césures brêles (pièg-es / appara-it / dérang-er), les choix, les écritures m’ont paru relever d’un sérieux triste, d’une volonté de faire bien ses devoirs. Les coquilles néanmoins sont marantes : Thierry Gillubœuf y perd un grec. Vu la raideur de l’ensemble, je me suis demandé si ces dérapages n’avaient pas pour fonction de fouetter le surmoi de critiques dont les lapsus seraient aussi les hontes. On sent la culture vaste de rédacteurs que rien ne vient distraire, pas même l’envie de se construire une identité. Tout cela est louable au prix d’un SP.
Ma cervelle a enfin tressauté à un article qui se collette à l’œuvre au mur comme espace de désir plutôt que de contemplation, au titre justement accrocheur : « Plonger dans le mur ». La personne qui le signe trouve très souvent le mouvement juste pour saisir son objet : « Non, une cimaise n’est pas qu’un efficace outil de rangement », (Nina Léger). Je l’en remercie. Cela valait le temps passé à traverser le cuir de l’Hippocampe.
*
Je n’ai aucune certitude, juste des affirmations. J’hésite encore sur les identités. Je suis en revanche certain que ce qu’écrit Casas Ros aurait pu l’être par Bonnargent. Le comique de sa prose est si réjouissant que je vous recommande ce rire à 2,50 €.
Il aurait fallu tout citer de l’article consacré à Felipe Polleri. Casas Ros commence par faire l’inventaire de tout ce que contient le livre, j’ai dû faire des choix douloureux.
- « Il y a un manuscrit : Baudelaire, qui est un véritable personnage. Il y a une valise. Il y a des pièges mystérieux tendus à l’auteur qui sont les pièges même de l’écriture. Il y a un cadavre, des rues qui se dérobent, (…), le chant des colibris guillotinés. Des tigres, des dragons et des éléphants-cocodiles traversent les pages qui vous happent comme un vieux cannibale affamé. »
- « Et puis il y a cette fameuse valise qui veut suivre sa propre direction et qui refuse de se laisser traîner et qui contient toutes les idées de Polleri. »
- « Pour jouir de ce texte, il faut déposer l’esprit figé dans une consigne. »
La parenté entre les écritures m’a semblé évidente. Dans les deux cas, le lecteur est saisi par le goût prononcé des deux auteurs pour l’énumération paraphrastique. Un livre qui se résume si bien à la somme de ses composés a le mérite de dispenser de sa lecture. Autant de temps sauvé pour les suivants passés au même moule. D’emblée la cohérence s’impose d’une citation à l’autre. Le cannibale mange des cocodiles (¿Qué es esto?), Felipe Polleri a ses idées dans une valise, l’esprit figé est déposé à la consigne.
En quelques phrases audacieuses et piquantes, slogan de la maison qui confie au talent d’Antoni Casas Ros de parler de ses livres, Bonnargent transparaît ; en vrai ou faux qu’importe, il transparaît. Et son style sibyllin emporte le lecteur illico, ma non troppo (on rit quand même), vers d’autres plages où se faire dévorer par des cannibales vieillissant déguisés en valise consignée.
(Je ne suis pas certain de pouvoir en extraire le lecteur.)
Je ne sais pas ce que pensera Polleri de ce zoo. Je n’ai pas lu son livre. L’envie m’en a soudain passé. L’éditeur propose sur son site un entretien avec l’écrivain. En voici deux extraits :
Qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ?
L’amour. Et écrire c’est aussi faire l’amour. Bien entendu, la haine ne me déplaît pas, même si elle a mauvaise presse. Elle ne s’oppose pas à l’amour, mais le complète. Ce sont les deux faces de la même pièce de monnaie. La rage est ma muse.
L’écrivain peut-il écrire tout ce qu’il veut ?
Il ne doit plier devant rien. Il doit tout oser, sans hésiter. Un écrivain est un mal sauvage.
Au lecteur de dire si ce Baudelaire de Felipe Polleri a tenu la promesse d’une écriture sauvage.