1314. Plates formes d’écriture
Les blogs ne manquent pas. Les lecteurs, c’est une autre histoire.
Les plateformes d’écriture en ligne font florès. Je lis ici et là qu’elles sont un espace idéal pour les écrivains recalés de l’édition traditionnelle (la sélection, le copinage, la recherche du coup). Les illettrés qui alimentent ces plateformes de leurs écrits légitimes et enthousiastes y voient une perspective. La littérature s’élabore sous le contrôle des lecteurs, eux-mêmes contributeurs. On passe de la tutelle des pères à celle des pairs. Les choix se font à la majorité des voix. C’est du réglo. Le livre sorti du lot est ensuite diffusé par un éditeur, généralement en place, gonflé au numérique. Les écrivains retombent ainsi dans ce qu’ils espéraient quitter. La perspective finit dans le rétroviseur. Les pairs assurent le filtre, le client rapporte son caddie, et seuls quelques auteurs accéderont à la publication. Les autres sont déjà de retour sur la case départ, devant la machine à affranchir les manuscrits.
Pourquoi pas. Je n’ai rien contre la célébrité, les gares, les distributeurs de chips, les voies de garage. Je les trouve socialement utiles. Machins et machines font en douceur œuvre de salut public. Il est rassurant dans une démocratie plus ou moins participative que le médiocre serve la mesure et la soupe commune. L’homme est né libre et égal à lui-même. L’accord se fait sur ce qui plaît au plus grand nombre et ce qui plaît se révèle être globalement bon. L’école, les routes, les hôpitaux plus ou moins surchargés, Vigipirate, France Inter, le vote électronique, les derniers livres de Philippe Annocque.
Tout cela est supportable. Il existera encore longtemps des éditeurs qui renonceront à proposer Stendhal, Joyce, Proust, Schmidt ou Chevillard à la majorité des voix.
La plupart des gens qui lisent et écrivent rêvent moins de publication et de littérature que d’une reconnaissance majoritaire dans laquelle leur existence incertaine a besoin de s’ancrer. La littérature est une extension parmi d’autres du réel numérique en vigueur. Anna Todd l’emporte haut la main sur Ana Tot. Le contraire ferait craindre pour la démocratie. Le désir d’être publié, qui s’exprime dans un grand nombre de blogs aujourd’hui littéraires, se nourrit de ce malentendu sur la création. Comme ici.
« Mais Wattpad me montrait qu’on pouvait écrire sans être écrivain, et donc j’ai eu l’idée de me lancer. »
Avez-vous lu Pierre Girard, un Suisse ?
Comme Dieter Roth, autre Suisse.
La bonne blague !
Cher David Marsac,
J’ai navigué sur « L’Ivre de Lire », que vous nous donnez en lien. J’ai ouvert l’article « Petit manuel à l’usage des poètes hésitants ». Et j’ai lu ceci, après quelques paragraphes déjà bien croquignolets :
» Quoi qu’il en soit, pour être publié, il faut entrer dans un cadre que d’autres ont fixés pour vous. Et voilà tout l’intérêt de la lecture : identifier les tendances et les styles actuels et porteurs. »
Eh oui ! Voilà ! Vous comprenez enfin à quoi ça peut bien servir de lire des livres ! Lire pour identifier les tendances et les styles actuels et porteurs. Lire pour savoir ce qui marche. Les écrivants sont comme les producteurs de Whiskas, qui ont mangé du Gourmet Trois étoiles pour identifier les saveurs porteuses sur le marché des félidés. Écrire, c’est donc produire de la pâtée pour chats. Et c’est difficile un minet, ça a ses habitudes, ça a ses papilles délicates. Mieux vaut savoir ce qu’il aime pour ne pas le déranger !
Exemple parfait de ce que vous écrivez ici : « La plupart des gens qui lisent et écrivent rêvent moins de publication et de littérature que d’une reconnaissance majoritaire dans laquelle leur existence incertaine a besoin de s’ancrer. » J’en suis persuadé depuis longtemps.
Voilà, la preuve est faite.
L’écrivant (peut-on dire le rédigeant ?) touille ses mots dans un style porteur (pas le sien, non, il n’en a pas, de style, il en a trouvé un autre, le style porteur, un style pour pas déranger le lecteur, un style de tous-pareils, le common style contemporain, le globish-boulga), un style porteur donc, pour un public en quête de style porteur, qui veut savoir quoi donc qu’il peut écrire en style porteur, pour lui aussi obtenir sa petite reconnaissance en style porteur, son petit nom sur la couverture en style porteur, dans des livres écrits en style porteur et qui finiront convoyés au pilon par un camion plus porteur encore que le style.
La jeune fille qui a écrit cela à 22 ans, certes. Je serais tenté de l’excuser. Et puis je réfléchis un instant. À 22 ans, Thomas Mann ou Victor Hugo, André Breton ou Lautréamont, Pavese ou Chesterton eussent-ils écrit des bêtises pareilles ?
Cher Laurent des Brumes,
Votre camion pilon « plus porteur que le style » m’a bien fait rire. Seul le succès bla-blanétaire (comme dit Jules Vipaldo) excuse et justifie ces best-sellers. Tant que l’intelligence ne pourra pas mieux faire, il lui faudra garder sous sa superbe un string de modestie. Je dois à l’optimisme de faire cette concession à la bêtise. Ce best-seller est la revanche de l’illettrisme sur la culture. M’étonne surtout le crédit dont jouissent ces nouveaux médias collaboratifs et l’illusion qu’ils créent, car les statistiques du loto sont les mêmes pour tous.
On continue.