1339. Mihail Sebastian (2)
Cioran et Sebastian
Le 2 janvier 1941, Mihail Sebastian rencontre Cioran dans la rue, à Bucarest. « Il est radieux :
– On m’a nommé !
Attaché culturel à Paris.
– Tu comprends, me dit-il, si on ne m’avait pas nommé, si j’étais resté là, j’aurais dû partir comme réserviste. J’ai reçu l’ordre aujourd’hui même. Je ne voulais d’ailleurs pas me présenter. Alors, comme ça, tout est réglé. Tu comprends ?
Je comprends, bien sûr, mon Cher Cioran. Je ne veux pas être méchant avec lui (et surtout pas ici – cela servirait à quoi ?). C’est un cas intéressant. C’est même plus qu’un cas : c’est un homme intéressant, remarquablement intelligent, sans préjugés, qui réunit de façon amusante une double dose de cynisme et de lâcheté. J’aurais dû consigner – elles en valaient la peine – les deux longues conversations que j’ai eues avec lui en décembre. » [Journal, p. 267-268]
C’est la première référence à Cioran dans le Journal. Les références sont peu nombreuses, cinq au total. Contrairement à Mircea Eliade, abondamment cité, nommé, commenté – il en sort tout petit – Cioran est à peine présent (guère plus grand).
Le portrait qu’en fait Sebastian est décevant – mince ! – elliptique. Comment interpréter l’ironie silencieuse qui accueille l’annonce de sa nomination à Paris ? Comme je regrette – et le lecteur intéressé par les indiscrétions intimes à des périodes de crise le regrettera aussi – que Sebastian n’ait pas noté ses longues conversations de décembre 1940 avec Cioran !
En réalité, je ne regrette rien. Mon idée est depuis longtemps faite. Sur Cioran et sur la littérature. Il m’arrive de la nuancer, mais sans rien infléchir véritablement. Je ne recherche que ce qui la confirme. Si l’écrivain est dans son œuvre, lisons son œuvre. Toute l’œuvre. Nous apprendrons à les connaître. Les mentions extérieures n’ajouteront pas grand chose.
J’aime quand même ce portrait ironique de Cioran par Mihail Sebastian. D’autant que je lis en parallèle le fort volume des œuvres de Cioran en Quarto. Cioran révolutionnaire fuyant la Révolution, est-ce cela qui qui fait sourire son ami Sebastian ? Le comique de contradiction aurait à voir avec une forme de rhétorique nihiliste.
Cioran n’est qu’un nom d’auteur, un contenu sémantique et référentiel. Sa personne ne m’intéresse pas. Je cherche surtout à comprendre ce que l’écrivain fait au nom de la littérature ; ce qu’il représente et ce qu’il représente pour d’autres lecteurs. Mort ou vivant, un écrivain est d’abord un nom d’auteur. Le lecteur y projette ses affects selon le degré de proximité qu’il éprouve pour l’œuvre ; au point, parfois, d’en rechercher des lambeaux : dédicaces, éditions rares, lieux symboliques. Il fétichise sa proie et lui prête des vertus capables de soigner son mal de lecteur.
La vie d’un écrivain est dans son œuvre, mais cachée. Le recours à la biographie offre des raccourcis.
Le 25 décembre 1940 paraît dans un journal roumain, après avoir été radiodiffusé, un hommage de Cioran à Corneliu Codreanu, dit le « Capitaine », fondateur et chef de la Garde de Fer, ou Légion de l’Archange Michel, parti extrémiste et antisémite. Sans avoir jamais été très longtemps au pouvoir, la Garde de Fer a influé sur la politique roumaine des années 30-40. Codreanu est assassiné en 1938 sur ordre de Carol II. L’article élogieux de Cioran se termine ainsi :
« Ce mort a répandu un parfum d’éternité sur la fange humaine, et rendu un ciel à la Roumanie. » (Cioran, Apologie de la barbarie, L’Herne, 2015, p. 267. Étudiant en Allemagne, Cioran consacre à Hitler le 4 juillet 1934 un article publié le 14 en Roumanie : « Le mérite de Hitler est d’avoir privé une nation de son esprit critique. »)
En septembre 40, les légionnaires accèdent au pouvoir au côté du général Antonescu qui intensifie la législation antisémite. Les 21-24 janvier 1941, vingt jours après la rencontre entre Cioran et Sebastian, la Garde de fer tente un renversement du régime d’Antonescu. Le renversement échoue, les légionnaires sont liquidés ou intégrés à la Waffen SS. Ces mêmes jours, des pogroms ont lieu dans les quartiers juifs de Bucarest. Où est Cioran ? Fait-il le coup de feu dans la rue ? C’est le moment idéal pour que son œuvre rencontre le réel.
Journal, 24 janvier 1940
« Des chars, des mitrailleuses, des patrouilles dans une calea Victoriei déserte, aux rideaux baissés. Alice m’a appris que, pendant la nuit, des quartiers comme Văcărești et Dudești, ainsi que Calea Rohovei et d’autres, avaient été incendiés et pillés. »
Journal, 25 janvier 1940
« Cioran déclarait hier à Belu que “la légion se torchait avec ce pays”. C’est à peu près ce que me disait Mircea au moment de la répression Calinescu : “La Roumaine ne mérite pas le mouvement légionnaire.” À cette époque-là, rien ne l’aurait satisfait, sauf la disparition totale du pays. »
Journal, 29 janvier 1940
« Le chiffre officiel des morts civils a été publié aujourd’hui. Un peu plus de trois cents, sans préciser combien de légionnaires, combien de juifs. Je pense qu’il est sous-évalué. On parle encore de plus de six mille Juifs tués, mais il est peut-être impossible de déterminer le nombre exact. Nous ne le connaîtrons peut-être jamais. De nombreux Juifs ont été tués dans le bois de Băneasa et leurs corps laissés là, nus pour la plupart. D’autres aux abattoirs de Străuleşti. Les uns et les autres auraient été horriblement mutilés avant d’être achevés. À la morgue, le frère de Jacques Costin était presque méconnaissable pour sa propre famille. Me Beiler était criblé de balles et, en plus, égorgé. (…) Haig arrêté hier. Ce soir, grande perquisition chez eux. Mais Haig n’aura certainement pas d’ennuis, pas plus que Marietta. Les révolutionnaires de leur acabit n’ont jamais d’ennuis. »
[Haig Acterian est un acteur proche des légionnaires ; sa femme, Marietta, une harpie antisémite.]
J’ai toujours été surpris pas le crédit qu’on accordait aux œuvres de Cioran bien avant d’en connaître le substrat historique. Le goût de l’Absolu (et le sérieux qui s’y déploie dès les titres amphigouriques) met en scène un désir d’affranchissement par la toute puissance. Lisant Cioran depuis quelques semaines, avec peine et sans continuité véritable, j’ai l’impression qu’il n’est jamais sorti de l’âge enivrant où l’on croit que les mots font et défont les choses. D’où ce ton de prophète tombé de son manège : les mots sont réversibles, la réalité pas.
« 21. Puisse le ciel s’embraser et ses flammes venir pourlécher le crâne des hommes ! Pas la quiétude des voûtes, pas d’ensorcellements sereins, pas de sourires fadasses au clair de lune ! Mais la tempête des astres en folie greffée sur les figures tragiques de la pensée ! » (Cioran, Bréviaire des vaincus, écrit en roumain à Paris, entre 1941 et 44)
Le Journal de Sebastian ajoute peu de chose à la compréhension de Cioran, homme et œuvre. Sebastian semble avoir définitivement jugé la dimension paradoxale de son compatriote. Sous des formes plus ou moins grandiloquentes (souvent ridicules ou extravagantes, à la lettre bombastic), Cioran développe une rhétorique d’équarrisseur qui cherche à instaurer une dictature de la langue et de la glotte. Dès les prémices, le sang de la langue rencontre le sang des abattoirs de Străuleşti. La réalité se retourne contre le langage et lui demande des comptes. – Que penses-tu de mes apocalypses ?
La lecture de Cioran est en ce sens une impasse digne d’intérêt dans la mesure où son œuvre, contrairement à celles de Céline et de Caraco, ne semble pas assumer ce qu’elle révèle [à creuser].
L’ironie du Journal de Sebastian, d’autant plus efficace qu’elle est différée, rétablit la distance qui manque à l’œuvre de son compatriote roumain et propose en retour une lecture ajustée d’Emil Cioran. Dès l’origine, dans sa rencontre avec la réalité immédiate, l’écrivain porte son œuvre comme une malédiction.
Journal, 12 février 1941
« Cioran, bien qu’il ait participé à la rébellion, garde sa place d’attaché culturel à Paris, que lui a donné Sima quelques jours avant d’être renversé. Le nouveau régime augmente son salaire ! Il va partir dans quelques jours. Parlez-moi d’une révolution ! »
(À suivre)