1353. Le retour de Maurice Garçon (2)
Je me nourris d’édulcorant. Je prépare mon séjour à la plage. J’ai replongé dans le Journal de Maurice Garçon.
On le dit brillant et oublié, mondain et courageux, de droite et libertaire, cinglant. Il fut élu dès la libération à l’Académie française.
« Il y a du Albert Londres chez Maurice Garçon », s’esclaffe la 4e de couv.
Ici Londres
J’avais laissé l’an dernier l’avocat de Grynzspan et de Mandel au bord de la page 280, révulsé par les hypocrisies du régime de Vichy. Après quelques jours d’hésitation en juin 1940 (cf. 408), Maurice Garçon comprend très vite que l’intension de Vichy est de livrer sans condition ni résistance la France aux Allemands. Maurice Garçon ne vacillera jamais sur son socle de futur académicien : « Tout mon espoir et, je pense, tout l’espoir des honnêtes gens, repose sur l’espoir d’une victoire anglo-russo-américaine » (297). Il n’aura de cesse de fustiger dans son Journal la collaboration et la vénalité de ceux qui la pratiquent et la chantent. « Ce n’est pas une collaboration, c’est un esclavage » (296). C’est dit. C’est clair. Poursuivons.
En pantoufles
Utilité des marque-pages, me voici revenu un an plus tard au même endroit, le 25 juillet 1941. Maurice Garçon est face à un dilemme alors que des tribunaux d’exception, assurés par des magistrats français, sont mis en place à Paris et en Zone occupée. Pendant toute la durée de la guerre, M.G. butera contre le même dilemme, présenté sous diverses formes, sans parvenir à en sortir : « devenir acteur dans l’atroce tragédie qui se joue » (297) ou [s’] « enfermer à Ligugé et [y] rester, loin des hommes, en attendant des jours meilleurs » (298). Le grand avocat assurera ses fonctions dans les deux zones, nono et occupée, sans se compromettre ni accélérer la fin du régime de Vichy et la défaite des Allemands. Maurice Garçon fait partie de la majorité des hommes qui espèrent que leurs aspirations profondes se réaliseront sans leur participation. Dans son journal de guerre, Déposition, Léon Werth a une formule pour désigner ceux qu’il appelle les « résistants mous » :
« Ils espèrent la délivrance par évaporation des Allemands et un débarquement en pantoufles » (17 avril 1944).
La réalité qui nous indigne est aussi celle que notre passivité accepte. Chacun reste, dans sa sphère, comme l’araignée au milieu de sa toile. Tendue dans un grenier, rien n’y passe (des idées). D’hier à aujourd’hui, Maurice Garçon cherche notre regard fuyant.
M.G. et l’arbitraire
Habitué à un État de droit, M.G. est travaillé par des contradictions insolubles dans la nouvelle réalité. Quand la loi d’exception et l’arbitraire deviennent la règle, comment ne pas « être complice de [s]es ignominies » (296), se demande-t-il ? Sa position inconfortable trouve une illustration immédiate lors du procès de Gabriel Péri. On lui propose en septembre 1941 de défendre le député communiste, arrêté en mai. La nouvelle procédure d’exception du 14 août 1941 prévoit, en gros, qu’il n’y aura plus de procédure et que les dossiers seront consultables une heure ou deux avant jugement. Le gouvernement fait parvenir les listes des personnes à juger, les têtes tombent, les condamnations aux travaux forcés se multiplient. Les magistrats sont devenus des bureaucrates aux ordres. Les procédures d’exception ont le mérite de l’efficacité. Il suffit de se mettre d’accord sur l’ennemi à liquider. (Nous sommes aujourd’hui presque tous d’accord. Européens, encore un petit effort.)
Le 25 septembre 1941, M.G. revient sur l’impossibilité dans laquelle il se trouve de ne pas cautionner dans l’exercice de son métier le nouveau système judiciaire. Malgré des questionnements réitérés au cours de l’année 41, il assurera ses fonctions d’avocat tout au long de la guerre. Quelle autre option s’offrait à lui ? Le journal n’en dit rien. Cela étant, le 14 décembre, la réalité clarifie les enjeux de sa position : M.G. rend visite à Gabriel Péri à 8 heures, il parle littérature avec son client, confiant dans l’issu du procès. Tout va bien. À 11 heures, Péri est fusillé.
M.G. et l’évaporation armée
Le désir d’agir et de mettre à l’épreuve son courage est perceptible dans le Journal de Maurice Garçon. On sent aussi très fortement chez lui le désir d’être une figure irréprochable de l’attentisme ambiant et, par moment, celui de commander aux événements, d’y participer, d’y répondre, d’agir, de faire quelque chose. Mais le courage sans la vie ? S’il se montre ferme contre les sollicitations de collaborateurs prêts à l’enrôler à la radio, en s’amusant des attaques dont il est l’objet dans la presse collaborationniste, il s’étonne à plusieurs reprises qu’on puisse lui en vouloir : « Être molesté parce qu’on a fait honnêtement son devoir, voilà qui tout de suite est assez raide» (509). Monsieur Prudhomme n’aurait pas mieux dit. On a compris, l’action armée n’est pas son fort : « Un crime a été commis à Nantes, un colonel de gendarmerie allemand a été assassiné. L’auteur de l’attentat a disparu. Des sanctions graves sont prises. Les feuilles de ce matin annoncent que cinquante otages ont été fusillés. » Légaliste jusqu’à la contradiction, Maurice garçon s’émeut des attentats au nom des «conséquences effrayantes, injustes et inexplicables» qu’ils entraînent (309). Il faut attendre le début de l’année 44 pour qu’il mentionne l’armée de résistance, sans grande conviction sur son efficacité. Parallèlement, Léon Werth a des mots justes et lapidaires sur les « hommes de hautes cultures incapables de faire le point, soumis aux événements, dominés par les événements, s’y résignant comme si les événements étaient des cataclysmes naturels » (Déposition, 8 octobre 1941). Lucidité semi-altruiste ou conversation silencieuse, le Journal de M.G. fait écho à celui de Werth : « J’en suis à me demander si nous méritons d’être secourus (…) Le Français moyen considère qu’il est en dehors de la mêlée et que le monde doit se battre pour lui rendre un rang auquel il n’a plus droit » (559-60). Plus je feuillette Déposition, lu il y a près de vingt ans, plus le désir me prend de bifurquer et de laisser en rade Maurice Garçon. « Ces cahiers de l’Occupation font écho, divine surprise, à d’autres journaux d’écrivains, conversations silencieuses indéfiniment poursuivies », se réjouissent les éditeurs (13). En comparant les styles, le lecteur est en mesure d’apprécier les tempéraments.
Lorsque M.G. accepte de défendre Mandel, futur modèle de Nicolas Sarkozy, le lecteur sent ainsi passer comme un mouvement de révolte sous la plume enthousiaste :
« L’entreprise n’est pas sans risque. Mais à quoi bon exercer une profession si on en fuit les dangers ? Voilà trente ans que je cherche une occasion de montrer du courage dans mon métier. L’occasion est bonne. Mandel est le plus visé : il est juif, antipathique, et il a des ennemis nombreux. Mais je crois qu’il est bon Français et qu’il a raison. Les deux raisons sont suffisantes pour me décider. Le procès est bon, je le perdrai. Mais du moins y trouverai-je l’occasion de défendre des idées libérales auxquelles je crois et de parler pour une cause que je crois juste. Je crois que mon père, s’il vivait, m’approuverait. » (222)
En janvier 1941, Maurice Garçon rêve d’héroïsme. En juin 1944, la réalité prend le dessus: « Je commence à en avoir assez de vivre des heures historiques » (564). Ce cri de sincérité le rend plus humain.
À quoi bon ?
Me voici Gros-David comme devant, embarqué dans un propos inutile sur le quart d’un Journal, présenté comme complet, d’un avocat visant l’académie. Une anthologie sélective des propos de Maurice Garçon sur les Juifs aurait suffi à éclairer les amateurs de citations tronquées. Sélection contre sélection, ce serait la meilleure recension possible de cette édition du Journal incomplet de Maurice Garçon. Cette sélection répondrait en même temps, par la réalité du texte, aux précautions rhétoriques des éditeurs :
« Maurice Garçon, qui réprouve l’antisémitisme et le racisme, se laisse aller à des propos rugueux, des croquis féroces qui en disent long sur les préjugés de son milieu à l’égard des juifs et des noirs. Les persécutions antisémites sous Vichy le révoltent et les informations qu’il collecte bien avant l’été 1942, puis à l’approche des grandes rafles, sont infiniment précieuses et ne permettent pas de douter de ses convictions. Mais même en faisant la part d’une imprégnation subie, d’une possible influence des lectures de journaux dont il est boulimique, du plaisir qu’il prend à l’écrire rudement, il est difficile, avec des yeux d’aujourd’hui, de lire sans sursaut certains passages que ses réflexions de bonne volonté ne parviennent pas à tempérer » (10-11)
Avouons-le tout de même. J’ai pris beaucoup de plaisir à lire le Journal de Maurice Garçon, portraitiste de première force et chroniqueur parfois cinglant d’une époque occupée qui nous occupe encore. Ses peurs et ses préjugés ressemblent aux nôtres. J’ai été par ailleurs très surpris de découvrir un écrivain si peu préoccupé de philosophie, d’esthétique, d’histoire, d’art et finalement de littérature, si l’on excepte les médisances mondaines, rapportées ou produites, drôles et horrifiques qui alimentent ses démêlés avec l’univers littéraire. Pour cet avocat, réputé semble-t-il, il semble d’abord capital que l’État de droit serve un ordre social où de « rares jeunes filles pures », et ce qui reste de femmes fidèles, se rangent à l’avis de gouvernants raisonnables et forts (+ un peuple docile). Maurice Garçon consigne et enregistre les préjugés d’une époque dont il ne sait que faire et à laquelle il participe en spectateur. Sombre miroir pour des lecteurs…
Le mot qui clôt les pages choisies de ce Journal dit vrai : « Il manque quelque chose. »
Bientôt « Maurice Garçon et les Juifs ». Nous n’y couperons pas.