278. Clandestins
De quelle beauté Les clandestins de Youssouf Amine Elalamy, paru en 2001, est-il pétri ? Indisponible au catalogue du Diable Vauvert depuis quelques mois, j’espère que mon écot en accélèrera la réimpression. Ohé le Diable !
Mais quelle beauté Les clandestins ?
Mes lectures commencent souvent par un parcours arbitraire du livre, feuilleté au hasard chez le libraire, fragmentant ainsi par précaution toute tentative narrative, toute cohérence factice d’un récit dressé contre moi comme un récif, auquel je préfère l’îlot de la phrase, du mot, du son, du rythme sur le sens, du moment sur la trajectoire, de l’évocation sur la description, de l’atmosphère sur l’analyse.
Les clandestins d’Elalamy passe le test avec brio. La phrase tirée des eaux résiste, appelle – intrigue. Et le lecteur enjambe la narration d’un bond vers l’écriture.
Un jour, une horloge choisit de s’arrêter, un homme décide de tourner la page, et moi de partir. C’est comme ça. C’est tout. (156)
La fragmentation mesurée de la phrase, qui déjoue l’attente sans troubler la lecture, est à mon sens le principe actif de ce beau livre, qui porte le lecteur de surprise en surprise – et moi de partir – tout en l’accompagnant, ce que peu d’écrivains savent faire (le débat est ouvert), d’un mot à l’autre, au fil de détournements légers, parfois imperceptibles, suffisamment tangibles pour toucher au but : émouvoir, intriguer, tendre le doigt vers la page suivante, ralentir le regard, revenir en arrière, comme sur un vers, qui impose justement retour. C’est comme ça.
La fragmentation du récit est à l’image de la linéarité discontinue de la phrase. L’auteur ne se répand pas, ne (se) raconte pas, ne nous englue pas dans une histoire. La traversée clandestine vers Gibraltar suffit à créer un motif narratif capable de cristalliser l’émotion et le travail littéraires ; les chapitres quasi indépendants forment à la fois le tout et les parties du livre, que l’on peut lire par bribes sans souci de l’ensemble, pourtant présent.
Je suis fatigué, épuisé. Et j’ai froid. De la tête aux bras aux mains aux jambes aux pieds, partout. Mais je m’accroche à cette planche, je m’accroche à la vie ; je continue à lui courir derrière, avec la mort qui me court après. (150)
La clausule experte redonne à la phrase commune, fatiguée épuisée, la dimension poétique un moment mise en danger par la planche pourrie du cliché accroché à la vie. Par ce détour poétique, à la limite jamais franchie de l’habileté rhétorique, le livre se tient dans un même mouvement près de la vie et dans la littérature. Le réel du texte laisse passer la réalité de l’existence humaine. La littérature disparaît il me semble quand la réalité cherche à passer en force sans le passeport d’une écriture. Ce livre n’est pas l’histoire de clandestins embarqués dans le détroit de Gibraltar. Alors quoi ?
Reprenons depuis le début.
C’est l’histoire de douze hommes et une femme. La femme est enceinte : douze plus un quatorze. (133)
C’est l’écriture affinée d’Elalamy qui permet à la littérature de passer en contrebande dans ce bilan comptable, facilitant la circulation d’un espace vers un autre : la réalité absente, le texte présent, l’engagement poétique au monde, actualisé par la lecture.
Pauvre Salah, pauvre petit, tu as voulu boire la mer. Pauvre Salah, pauvre petit, tu as voulu boire la mer et c’est la mer qui t’a bu. (119)
La poésie ne donne que des leçons de poésie. La litanie est son principe de base, sa nature première, religieuse, épique, nationale – elle nous fait ce que nous sommes : des êtres sensibles, unis par un sens de la communauté réelle ou rêvée, au risque parfois d’une leçon douloureuse et d’un retour au prosaïsme. Et pris qui croyait prendre. Et lu qui croyait voir.
Hier soir, j’ai embarqué sur ce bateau avec les autres. Je ne savais pas que j’irais si loin. Non, je ne savais pas que je traverserais ma vie tout entière en une seule nuit, maman. (63).
Le passage d’une matrice à une autre est la seule affaire un peu sérieuse de l’existence humaine. Et l’amour et la mort ont maman pour partage. Éphémère consolation.
Les mots ça ne suffit pas pour montrer les choses, pour les cacher parfois, mais pas pour les montrer. (49)
Les clandestins illustre la question insoluble à laquelle un texte, littéraire ou non, est confronté dès lors que son auteur s’interroge sur le sens de ce qu’il fait. (Il existe heureusement des auteurs qui ne s’interrogent presque jamais. De l’interrogation au doute, le péril est grand. Reste la question.) La littérature montre-t-elle ? La Littérature a-t-elle cette capacité ? Quoi elle montrer ? La littérature montre ce qui se cache – au prix de formules purement rhétoriques, qui nous ramènent à la litanie originelle et à sa raison d’être : maintenir un lien –:– avec la vie.
Ce jour là, Omar comprit que mourir, c’est perdre la vie. (24)
L’écriture ingénue – naïve et neuve – de Youssouf Amine Elalamy est portée par une vérité poétique au plus près de la vie.
– J’ai trop lu et pas assez aimé, se dit David Marsac, traits vieillis dans son miroir. (Puis il fit couler l’eau et se brossa la dent.)