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  Aux pieds du Roi des Libraires, le petit éditeur lui tint à peu près ce langage (tout en lui baisant la babouche) :

« Ô Roi de la Planche et de l’Esprit, ta beauté mériterait un peintre officiel, ton talent une hagiographie, ta disparition prochaine un cercueil frigorifique.
Mais tes pratiques appellent un sermon immédiat.

« Tu conciliais depuis des siècles le commerce et les arts, béquille contre béquille. Tu gagnas en souplesse à pratiquer ce grand écart. Mais quelque chose, en
route – les rigueurs du marché, la corruption des goûts – a eu raison de tes dispositions. Les « Offices » ont achevé de faire de toi un officiant rigide, perdant de vue ta propre
estime, sans parler de ton jugement. Tu as progressivement renoncé au commerce de l’esprit. Tu vis gaiement, et je t’en félicite. Comme a dit le poète : “C’est toujours ça de pris sur la
patience des vers.”

« Le livre chez toi s’est transformé en pile. Entre tes mains, l’imprimé a cédé la place au carton. Les circuits bien rôdés de la distribution te font payer
très cher ces va-et-vient du dépôt au pilon. Te voici sommé de vendre ce qu’on te donne, heureux de pouvoir encore faire illusion derrière tes post-it. Les rabatteurs (que d’autres appellent
critiques) ne sont pas mieux lotis, cocus de la postérité
vivant au gré des flux.

« J’observe comme toi, ici et là, des tentatives de dissidence : faire œuvre de salut public, élaborer des choix, pérenniser les piles, revenir aux rayons,
l’horizon contre la verticalité. Les éditeurs distributeurs se chargent de leur faire voir le bois dont ils les chauffent, leur faire boire le bouillon, en réduisant leurs marges. La tour penchée
des piles s’effondre alors sans bruit.

« C’est pourquoi je dépose à tes pieds, Ô Roi des Libraires, la panoplie de mon mauvais esprit. »

 

(Excuse ma bave sur ta babouche.)