989.
Matricule, nous r’voilà !
Ça a commencé comme ça, par l’article sur Bove qu’Arthur Bernard consacre à Bécon-les-Bruyères, publié chez Cent pages. J’aime bien Arthur Bernard, l’homme et son œuvre, ici l’accord est net, pas de couture. J’aime bien Cent pages, l’éditeur et ses œuvres, l’accord est sans suture.
Pourquoi pas, donc et en effet, acheter le dernier Matricule des Agnès (entendons-nous, le dernier que j’achète, pas celui qu’ils publient) ? Après la mort de l’homme et des illusions, ce fanzine a su imposer sa ligne graphique très peu sexy, façon gaine élasthanne et sabots caoutchouc, à un public de retraités de la fonction publique frottés d’un mélange de grammaire et de morale orthographique. Leurs choix raisonnables de livres raisonnables vous ouvrent le crâne à des lobotomies fécondes d’auteurs et d’éditeurs en voie de développement, d’idées rebelles et révolutionnaires qui font de vous en deux numéros un militant express des causes bissextiles et des jours fériés.
Pourquoi pas ? J’aime adhérer au destin collectif de la moule et de l’huître. Pourquoi pas, le redis-je, payer mon obole, mon écot, un vieux billet de cinq euros et une pièce d’un, rognée, à cette brochure de bonne facture, la meilleure en qualité d’agrafes dédiées à la littérature : mise en page illisible, une citation-ton-livre-est-mort, envie de lire aussi prenante qu’un harpon dans la gorge.
Pourquoi pas, pourtant ? Les auteurs sont choisis, au moins, il faut le souligner, choisis aussi selon des lignes éditoriales et amicales qui ont parfois tendance à se croiser et, parfois, à se recroiser de sortie en sortie. Pourquoi pas – on a compris – m’instruire et m’informer ? La littérature, ses amours, ses tendances : mon époque.
J’avais trois heures de vie à tuer entre Lyon et Le Mans, fini de lire La vie bon train de l’admirable Étienne Faure (admirable Étienne Faure). J’avais un temps de crâne disponible. Pourquoi pas Bove, en vérité ?
Il y a des gens que ça excite Calet, Blondin et Bove (beaucoup moins Hyvernaud, Guérin ou Raphaël).
– Pourquoi pas !
En plus, médis-je derechef, je ferai en même temps qu’amende grignotée une action honorable en achetant Le Matricule des sans. J’allais, pour six euros, effacer les mauvaises pensées et les mauvaises paroles que j’avais eues à leur endroit, à leur envers, suivant ma pente naturelle pour la pantalonnade (montrer son esprit est une passion qui ne le cède souvent qu’à celle de montrer en même temps son derrière). J’avais compté, à la naissance des éditions, Les doigts dans ce que vous savez, j’avais coupablement compté sur la publicité d’un, deux ou trois articulets des gens du Matricule donnant au grand public des mille lecteurs de Montpellier la bonne nouvelle de nos ouvrages : Marge occultée, Balzac dans ses cartons, Isabelle disloquée, Dachau arbre à malfrats, Le Plancher flottant (pose comprise).
J’avais compté, mais je n’avais rien eu. De sorte que l’étrille amoureuse a remplacé au fil du temps l’envoi dépité de services de presse.
Qu’ils avaient sans doute revendus pour payer l’imprimeur, action louable finalement, mais de ma part, une subvention privée pour ainsi dire, et puis le temps, pensais-je, leur montrerait que nous savions durer, faire émerger des écrivains, entendre des voix, les bougonnements de génies enfermés. Je comprenais d’autant mieux la réticence des gens du Matricule des marges–arrière à parler des livres originaux que nous sortions, aux intentions souvent troublées par le mauvais esprit, que la recension systématique de poncifs morts aux éditions du Sonneur ou chez Actes sud occupait tout leur temps (compter les occurrences). Au moins, médisais-je encore, verrions-nous, le jour de notre premier article, s’ouvrir la paupière d’un vivant dans la file borgne des patentés du Matricule des auges.
J’achète donc cette revue, Le Mât ridicule des anges.
L’ouvre.
Je passe l’éditorial signé Daniel Guichard, chanteur reconverti dans la littérature, qui chante que la vie autre est impossible et qu’il regrette d’avoir voté François Hollande. Rien de nouveau sur le sommaire : Lodge (David), Ferrari (ou Audi), Léautaud (ou motard), Roussel (Raymond), Zweig, Muray, Trollope – STOP ! Des morts et des pas vivants de la littérature contemporaine ?
Le passé éclairant le mur de l’avenir, j’ai poursuivi avec prudence. La page de pub pour la dix-septième édition des Écrivains du bord de mer fait suite, crème solaire et littérature (Daniel Guichard en prime time). Animée par Bernard Martin, auquel ma sympathie n’épargnera pas la lecture attentive de l’entretien qui lui est consacré, la manifestation évite, lit-on, « le carcan thématique habituel » grâce à l’originalité des invités, Tanguy Viel et quelques auteurs inconnus des baigneurs : Ron Padgett, Harry Mathews, Jacques Roubaud (beaucoup moins inconnus des lecteurs). L’enjeu de ces rencontres étant celui de la transmission et d’un moment de publicité pour Philippe Forest, plagiste du Grand-Ouest, j’ai transmis mon ardeur à la plage suivante.
Pierre Senges, toujours aussi fastidieux dans son génie (à 30, 40 et 60 °C), mais sympathique et sans bouillir.
Rubrique Vie littéraire––
J’allais passer la vie littéraire ––– La rubrique consacre une page complète à une maison d’édition fondée au printemps dernier –––
Le printemps tombant cette année en 2013, j’en ai déduit très rapidement qu’il tombait l’an dernier en 2012 et que les éditions auxquelles honneur est fait d’une pleine page pleine ont un an d’existence ––– ONT TROIS MOIS D’EXISTENCE !
Je songe à une provocation gratuite, à une erreur possible, à des soirées trop longtemps humectées entre Daniel Guichard et Jérôme Savary (patineur sur glace reconverti dans la littérature). – La réalité me lâcherait-elle ?
Trois mois, deux livres, une page.
Du coup, je lis. Un tel passe-droit, alors que nous avons cinq livres et trois ans d’existence, suppose un génie imprévu, impossible à manquer, à passer sous silence, à remettre à plus tard, à dilater, délayer, repousser. IL FALLAIT QU’ILS EN PARLENT.
Ils en parlent. Nous présentent les éditions Tusitala – TU-SI-TA-LA – qui « exploreront dans un bel écrin les littératures étrangères. » (C’est le pompon du chapeau.) Je ronge un peu la page des ongles. Je plante mes dents dans le cendrier latéral de la SNCF. L’écrin, c’est le livre. Un bel écrin dont le premier est rose et le second est bleu. Le premier pour les filles, le second pour les gars. L’innovation est d’ailleurs assurée par un Directeur artistique nommément nommée, Stéphane de Groef, qui a compris que risques + édition valaient pâtes à vie sans jambon ni gruyère. Les deux écrivains publiés par cette maison, au nom de génocide larvé, sont d’ailleurs morts de faim, prêtant de fait sa cohérence contemporaine à leur association : Tusitala + Matricule + génocide. Un tel taux de mortalité dans l’édition relève du programme d’extermination. Mort aux vivants ?
L’auteur du publireportage, critique honteux initialé P.S. (« Et dire qu’on a voté Hollande »), interroge les deux éditeurs (un gars, une fille), nés à l’époque des pubs hollywood chewing-gum : « L’idée avec cette double parution est de montrer la cohérence de notre démarche, à la fois graphique et éditoriale. » Les mots souvent n’ont pas d’auteur, le vide les plaque dans l’oreille des aveugles, menant les sourds au pif (l’idée est donc qu’avec deux jambes on court plus vite). Suit le refrain entonné d’avance : écrivains engagés, textes ancrés dans le réel, puis l’extrait du livre réputé « grinçant, parfois drôle », que je vous livre avec pinceau prévu pour les effets :
« On envisageait (…) de peindre toutes les cuisines du pays en vert pour qu’un calme accru gagne les femmes à leurs fourneaux, mais il paraissait juste que les couvercles [des casseroles] soient rouges pour qu’elles ne s’endorment pas tout à fait. »
J’aime l’art de la citation, art subtil du critique, dont cette brochure, depuis vingt ans, s’est fait une spécialité qui vaudrait une anthologie pour cabinet dentaire. À l’époque où, lecteur enthousiaste, j’achetais Le Matricule des dents, j’étais déjà sensible aux citations calamiteuses choisies par les critiques (ou par les éditeurs à l’usage des critiques) pour leur effet de sabotage involontaire (ou pas). Ce livre supposé drôle est dans les mots choisis d’un ennui à se tirer la squaw cul nu sur le fourneau en feu ; le style novateur, à se trancher la gorge avec son Tampax.
Quelques détails cocasses, dans la suite de l’article, brossent à le faire reluire le costard de jeunots très sympas, branchés du 19e, Métro Riquet, et des préparatifs qu’ils ont dû préparer (car c’était à prévoir) pour monter leur affaire. Les noms des conseillers et modèles cités appartiennent tous à la petite édition™ garantie sans phosphate : underground sans rat, ni blatte ni bouche d’égout. Le blog cité de l’un des éditeurs, L’Accoudoir (« car même le canapé lit »), parcourt en mots translucides les lectures défiscalisées de cette classe de lecteurs éclairés au code-barre des marges labellisées polar, BD, romans, livres jeunesse (poésie Niet !) dont les éditions Attila, Benoît Virot, V.R.P., sont le modèle – à abattre. La morale de ces éditeurs est implacable : ils payent bien leurs traducteurs, aiment « les vieux textes », le professionnalisme, réfléchissent à chaque rouage de l’édition et disent « respecter chaque acteur de la chaîne du livre ». Pas un mot sur la niche. Des gens rêvés pour se suicider en bonne compagnie ou vendre des crêpes au Salon des Indépendants. Leurs livres sont bien distribués. Je les ai vus à Lyon. Bientôt partout.
(Post-it intérieur : Le Cafard est en plastique. Je répète.)
À ce stade de ma lecture, j’étais couché dans le cendrier.
Le dossier Bove, vu du cendrier, est à crier « Ô Bœuf ! », version latine. Cela dit, je ne suis pas le mieux disposé à son égard. Comptons dans ce jugement la part d’humeur du mauvais lecteur.
La revue est justement riche en débris et scories pour le lecteur de mauvaise foi. Je recommande les deux articles signés Martine Laval, en post-retraite au Matricule. L’ancienne alpiniste de Télérama ne parvient pas à dévisser et s’attaque en solo à deux textes aux titres instructifs : Ce que disent les morts et les vivants, de Jean-Marie Dallet, soucieux de n’oublier personne, et Le Milieu de l’horizon de Roland Buti, adepte de l’équidistance. Ce dernier texte est qualifié de rare (…) « une sorte de poésie qui vient de la nature, qui surgit du réel ». J’ai pour ma part toujours aimé la ville et la campagne (l’amour, la musique). Cette prose de Canadair, qui emporte tout sur son passage, a dû laisser pendant des lustres sa marque sur des lecteurs initialement sensibles à la littérature, mais aujourd’hui persuadés que les poissons vivent dans les arbres, précuits. « S’y résigner, pardi, et ainsi offrir au lecteur des pages bouillonnantes », conclut-elle du premier livre, pointant déjà son Messerschmitt sur les lecteurs en fuite.
Heureusement, le beau Fabrice Caravaca, aperçu de loin à Rochefort-sur-Loire, présente en photos les plis de sa dernière veste, devant derrière, et sa barbe de deux jours, sous l’enseigne du Dernier télégramme de Limoges. Je lis, j’achète, relis, rachète, les ouvrages qu’il publie, Laurent Albarracin d’abord, Explication de la lumière, très beau, très fort, « dans le lard du vrai » ; d’autres encore, Azam, Griot. Tout cela ne va pas trop mal, dans l’entretien du Matricule, mais voilà, Caravaca a un message ; le poète, porté par un français boiteux, a une mission : « Comment on écrit pour l’autre. Comment on donne un outil intellectuel » aux gens pour qu’ils « réfléchissent sur ce que c’est que la langue.» Le militantisme, pourquoi pas. Il paye de sa personne, je paye mes livres, on est quitte ; mes outils, je les forge, j’en hérite aussi. Reste que la poésie sera accessible à tous quand les livres de 45 pages, vendus 10 €, mal collés et imprimés sur fonds publics par des ouvriers bulgares sous-payés, seront d’abord imprimés en accord avec leur contenu. Les impressions à moitié prix de poésie militante avec subventions publiques me font, en plus, une concurrence déloyale. Je fais imprimer sur place et en Scop.
Sinon, la routine : un article de Charles Robinson, « Les mains dans la lutte ». « Un récit poignant » de Didier Éribon, qui recycle essais et luttes passées, le regard en dessous : « Je crois que la force transformatrice de la théorie est potentiellement plus grande que celle de la littérature. » Et la kalachnikov, potentiellement plus radicale que la théorie.
La routine, donc. Un peu de Sabine Wespieser, qui continue son travail réussi de réduction de la littérature à sa dimension testimoniale, vindicative ou larmoyante. En l’occurrence, la réimpression des Plages du silence de Serge Mestre (inconnu), confirme la place toujours importante de la littérature du ressassement familial et des auteurs pour lesquels le silence n’est qu’un vœu pieux, une manière de creuser le vide au fil de phrases vides, là où l’absence devrait se gueuler à jet sonore. Blanc sur blanc, leur littérature.
Les libertés épistolaires de Gaston Chaissac, que je n’ai pas encore pris le temps de lire, justifieraient un abonnement à la revue si elles n’étaient aussi l’exception qui oblige à changer la règle. Du coup, pour l’abonnement, c’est mort.
Il resterait, pour achever ma reprise par les Anses du matricule, à signaler les articles écrits par des critiques qui n’ont pas lu les livres qu’ils recensent dans un style où la mitigation fait trace. J’en compte deux ou trois à chaque numéro, souvent plus, pratique honnête quand elle ne se voit pas, beaucoup moins si l’auteur se fait prendre à errer dans les déserts du Web.
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En gare du Mans, j’avaisrepris depuis longtemps La Chute des graves et retrouvé ma légèreté – loin du cendrier.