1340. Le Divan a rdv avec la Hune
Je reprends les comptes.
Il faut parfois plus d’une année pour récupérer un chèque de 30 euros auprès d’un libraire (nous lui épargnerons la honte du pilori, tairons son nom, elle passe parfois sur France-Inter). Je le savais. Je le sais à nouveau.
Quand un libraire ne paie pas sa facture, quelle qu’en soit la raison, certaines structures de diffusion-distribution parmi les plus indispensables ferment le compte du libraire. Fini ! Tu paies ou tu la fermes, ta boutique. Le message est clair : dans tous les cas, tu la fermes ! Ça rend certains libraires indépendants parfaitement dociles aux injonctions du capitalisme militant, moins aux relances des petits éditeurs (geignons un peu, c’est les vacances). Chaque cabotin de la chaîne du livre a très bien compris le rapport des forces en présence.
Il existe quelques libraires encore dédiés à leur métier (la lecture, les choix, les recommandations). À L’Écume des pages notamment. Comme ils aiment bien nos livres depuis Brodsky, on en profite ici pour faire un peu de pub auprès des 30 lecteurs (parfois 50, rarement 100) de ce blog intégral. L’Écume des pages est désormais la seule librairie du 6e arrondissement, juste à côté du Flore où Simone de Beauvoir, une aristocrate, venait faire admirer en terrasse ses derniers sacs Vuitton en compagnie de Sartre, un philosophe tabagique. Il ne reste plus grand monde. La Hune a fermé ses portes en juin. Le fait est connu depuis plusieurs mois. Je l’ai appris hier par le libraire Jean-Pierre Thomas, rue Saint-André-des-Arts, où j’achetais, il y a des décennies, Alain commentant Valéry sous cartonnage Bonet, et d’autres titres encore (Mauvaises pensées et autres, de Valéry). Il ne reste donc plus qu’une librairie substantielle dans le quartier. Le Divan s’est replié dans le 15e en 1996 ou 97 pour laisser place à un peu plus de mode et de luxe dans les rayons (Le dernier nylon de Yannick Haenel, je vous prie ?). La Hune et Le Divan appartiennent au Groupe Gallimard. Il va falloir en sacrifier du monde et de l’espace pour éponger le rachat de Flammarion.
Justement, je reçois ce matin un appel du Divan. J’y ai acheté la plupart des livres de Marina Tsvetaïeva publiés par Clémence Hiver, à l’époque où la librairie se trouvait où se trouvait la Hune qui ne s’y trouvera plus (vous saisissez le principe). C’étaient – ce sont de très beaux livres reliés, à emboîtage pas très maniables, souvent bilingues, qui à l’époque dont je vous parle, il y a vingt ans, vingt-cinq, posaient son homme et son lecteur auprès des filles, des femmes, des hommes. Le rayon poésie offrait des découvertes. Il reste L’Écume des pages, son rayon poésie est directement sur la gauche une fois passé l’entrée, un gage de qualité.
Le stagiaire qui m’appelle (en été, c’est les enfants des éditeurs parisiens qui tiennent les comptes et qui se font des ronds avant la rentrée des prépas, profitons-en tant qu’il en reste, des ronds et des prépas) souhaite me renvoyer le dernier exemplaire des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky. Me renvoyer ? Je reste songeur. Me renvoyer le dernier exemplaire des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky. Moi, à sa place (je n’y suis pas mais faisons comme), moi à sa place, j’aurais gardé précieusement un si bel et dernier exemplaire. Ils en ont vendu quelques-uns mais ne souhaitent pas garder le dernier. Stratégiquement, c’est une erreur (Littérairement, c’est un crime).
Dans trois semaines, un client passera commande et il faudra le leur réexpédier. Ça ne manque jamais d’arriver. Je vous tiens au courant. Je prépare le paquet.
J’ai insisté. J’étais commercialement dans un bon jour. Je sentais l’argumentaire de vente fluide en moi. Cela m’arrive parfois. Parfois pas (c’est un tic que j’ai pris à Philippe Annocque, qui me plaît bien, parfois pas, ça laisse le temps de penser à la suite et ça donne un tempo à la phrase – ou est-ce un rythme ?). Pourquoi pas ? Le Divan fait partie du groupe Gallimard. Brodsky est un auteur de cette maison, certes peu vendu, mais de Chez Gallimard tout de même. Je fais vibrer la corde patriotique en tenant mes aigus – mais de Chez Gallimard toute de même !!! Rien à faire.
Comme eût dit un autre auteur de la maison, qui se vend bien contrairement à Brodsky : Baste !… Niet !… Nichts !… Frout-frout !…
– On ne peut pas tout garder.
Un exemplaire des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky ça encombrerait les divans de la librairie du 15e. Où les lecteurs iraient-ils somnoler sur le dernier Haenel ? Sollers ? Houellebecq ? (La Hune vient de fermer.)
L’argument m’a semblé imparable. Dans la vie, faut choisir. Choisir, c’est renoncer. Renoncer, c’est choisir. Le temps passe et ne reviendra plus. Tout est dans tout et vice-versa.
Ainsi Brodsky : retour à la case départ.
Je l’aime beaucoup ce livre de Brodsky. Je me suis fait plaisir (je me suis fait aussi plaisir en éditant les autres livres, les gars ! Pas de misunderstanding entre nous ! Que du standing).
Ce livre des Vingt sonnets, je le referai autrement quand je le referai. J’y ajouterai en guise d’introduction le texte de Peter France sur sa traduction des sonnets et sa propre version, avant les révisions faites par Brodsky. Brodsky en avait autorisé la publication en plus de la version qu’il a revue. Cela ferait un livre en cinq versions ! A five-fold book ! De quoi nous rappeler le collège (les prépas pour les plus doués) ! On n’en finira pas avec ce livre et avec cette question de ce qui fait qu’un texte traduit (ou pas) est littéraire (ou pas).
Car nous aurons besoin d’en faire une deuxième édition, de ce livre, elle aussi inédite, quand nous aurons écoulé la première. De la bonne came, finalement : poésie et lecteurs, un assemblage auquel on avait renoncé à croire. Et maintenant on y recroit.
C’est dommage que nos autres bons livres ne s’achètent pas autant. Tout de même si : Le Plancher est en deuxième position.
Je prépare un autre choix de poèmes de Brodsky, en rêve pour le moment. La série des poèmes à M.B. m’intéresse. Elle n’a jamais été publiée en volume en français. Le volume proposerait plusieurs versions – dans un arrangement lui aussi inédit qu’il reste à inventer (j’ai mon idée).
Rendez-vous dans trois ans.