Coudray Jean-Luc
Le Diable est son ami. Il traverse ses romans, s’y installe, les habite, propose ses formes aléatoires : le Diable lui-même, dans les Dialogues avec Satan ; le Diable en filigrane, dans Monsieur le Curé ; le Diable en personnage, dans Erik Le Rouge ; le Diable en pleine croissance, dans L’Avenir est notre poubelle. Et le Diable entre fous, dans l’opus du même nom.
Dans une longue partie de ping-pong dialectique, Jean-Luc Coudray a fait du Diable le compagnon d’un Dieu omniprésent dans ses ouvrages, une pure transcendance. Par dessus le filet, chacun se penche sur la banalité des existences humaines désormais incapables d’accéder à l’universel autrement que par l’affirmation de leur banalité. L’homme banal se rend aveugle au sublime de sa nature pour en accepter docilement les formes domestiquées par les usages et les réseaux sociaux. Des hommes en bonne santé à l’horizon étroit, aux idées mesquines, aux ambitions réduites. Humanité idéale ? Humanité stérile ? Chacun tire la raison à soi.
L’homme sans Dieu a fait de son portable un Dieu infiniment petit, infiniment puissant, inaccessible à la prière, prompt à la commande. La Nature n’est plus pour l’humanité technologique qu’un décor naturel, localisé par GPS ; le monde, un condensé de panneaux solaires, de mouvements d’éoliennes, le retraitement des eaux usées. Dans les livres de Coudray, l’homme ordinaire ne sait plus puiser en soi la puissance créatrice qu’il a déléguée aux machines.
De là le goût de cet auteur pour le dialogue, la saynète discursive, la parabole édifiante, mais toujours doublé d’une ironie subtile, précise, percutante, qui marque d’une cohérence et d’une tonalité inédite son système narratif. Dans les récits de Coudray, l’imparfait tient en respect le passé simple. Le moment de la contemplation l’emporte ainsi sur les avancées du récit, toujours un peu anecdotique dans ses partis pris : Dieu, Diable, l’homme naturel ou cette magistrale réappropriation du mythe de Robinson (Les deux îles de Robinson). Les histoires de Coudray ressassent des thèmes simples et solides (la vie, la mort, l’amour, le sexe, l’argent, Dieu), roulés et rebattus par le langage. Son corps avait la raideur et la finition d’un parapluie fermé. Qu’on ne se méprenne pas. Les livres de Coudray assument pleinement leur fonction narrative ; la machinerie romanesque y est d’une efficacité d’autant plus redoutable que l’auteur en projette les divers éléments sur une toile de fond à la fois changeante et mobile, traditionnelle et convenue. Nous regardâmes quelques instants la cacophonie des visages et des corps. Il y a du Girard dans Coudray. Du Chevillard attendri.
De sorte que lire Coudray est plus qu’une aventure romanesque. La parabole et l’aphorisme se disputent le devant de la scène. À tout moment, le moraliste cède la parole à l’ironiste pour faire dérailler sa logique austère et en récupérer les paradoxes : Il faut revenir à la purée. Penser mou. Contrairement à ce que l’on croit, la folie n’est pas confusion mais excessive clarté.
Ou encore :
Plus ils font mal et plus ils se ressemblent. Les cathédrales sont différentes mais leurs ruines identiques.
La beauté inventive et la précision de l’écriture font de Coudray un classique d’exception pour notre siècle en manque de grâce. Chaque livre, avec ici et là des préférences, dont ce bel Entre fous que nous offre L’Arbre vengeur, est une danse de l’intelligence sensible. L’esprit se dresse sur la pointe du pied, le lecteur prend appui, s’élance, retrouve la foi au-dessus de la page, la phrase le porte et le soulève par sa puissance tendue, et voici un lecteur virevoltant sur la corde élastique d’une phrase imprimée, petit rebond, petit rebond, et à nouveau petit rebond toujours plus grand. En librairie, ouvrez le livre aux chapitres 20 et 32. Il est question dans le premier d’un Chinois sans Chine, dans le second d’un homme sans éditeur. Ouvrez le livre et lisez au hasard, sans souci du récit, loin de toute signification, sens en alerte :
Je choisis dans le parc un arbre si vaste qu’il débordait ma capacité de perception.
Si la phrase vous déborde, achetez. Il n’est pas interdit de faire délire commun.
Depuis Erasme, la folie parle d’or. Les fous sont nos meilleurs alliés contre nos pensées tristes et nos lubies stériles. Vivre n’était possible qu’en échouant neuf heures par jour. Voici la pensée triste d’un homme qui ne sait plus suivre sa pente, qui la remonte chaque jour comme une horloge. Vivre est possible à condition d’accepter l’usage poétique du langage. Voilà pourquoi cette pensée triste est aussi drôle et belle. Vivre est involontaire : on ne peut faire qu’autrement.
Au-delà de la satire des mœurs de notre époque, en partie mœurs d’autres époques, le livre de Jean-Luc Coudray élabore en creux un traité littéraire. Multipliant les formules sur la figure de l’artiste, faisant du fou la représentation idéalisée de l’écrivain, Coudray rappelle dans un rapprochement saisissant que l’art contemporain a pris l’habitude de plaquer sur l’œuvre un commentaire extérieur, sans relation avec l’œuvre commentée. Or, si rien n’interdit qu’un bout de craie fasse sens et œuvre, en littérature, c’est le discours qui doit faire œuvre, pas le bout de craie. À la manière de l’artiste contemporain, l’écrivain est devenu l’exégète de soi-même. Son bout de craie a remplacé l’œuvre.
De son côté, en quête de lui-même, inaccessible à l’autre en soi et hors de soi, le lecteur s’est forgé une identité à l’identique. La littérature actuelle lui tend à sa demande le miroir plat d’une image de lui-même en autre aplati, identique à chacun, ne ressemblant à personne. Ce lecteur aplati ne semble plus capable d’appréhender les œuvres littéraires – anamorphoses et singularités ne ressemblent plus assez à la banalité de sa tristesse. Des dizaines de milliers de lecteurs recherchent ainsi, dans la fabrique du romanesque mondialisé, le visage uniforme d’eux-mêmes et des autres. Indiscernable dans le miroir, chacun devient fou d’une folie plate dans laquelle il est impossible de reconnaître les formes étranges et surprenantes de la littérature, désormais réduite à une histoire : la sienne. L’étrangeté lui échappe, et avec elle, l’altérité possible. Le lecteur pétrifié reste lecteur de lui-même dans un miroir où change la signature des miroitiers : Lemaître, Echenoz, Kerangal, Foenkinos, Rosenthal, Gaudé, Carrère, Adam, Reinhardt, Musso – l’écart n’étant plus significatif au regard du résultat. Un lectorat au « visage simplifié » fait masse et figure uniforme au contact de noms interchangeables. Badoit ou Perrier. La question n’est même plus posée.
Le désir de lecture, qui autrefois se nourrissait d’un manque, est devenu une aspiration chimérique : le manque manque. Le manque n’est plus. Il a été comblé à l’identique. L’artiste fabrique un objet qu’il soumet au ressenti du public. Le ressenti s’impose et ne se discute plus. Le débat littéraire est clos. Des flocons fatigués tombent sur la page blanche. Le mégaphone de l’écrivain et la mégalomanie de l’artiste l’emportent sur la déraison littéraire débattue entre fous acharnés. Le fou se rassoit, le chat reprend sa place sur ses genoux. Un peu seuls ces temps-ci.
– Et vous comptez faire fuir combien de lecteurs avec vos clochettes ?
– Tous. Les autres vous sont acquis.
– Une seule raison de lire ce livre ?
– La reliure.
Jean-Luc Coudray, Entre fous, L’Arbre vengeur, 2014