Dachau Arbamafra
J’ai été récemment et plusieurs fois interpellé par l’incompréhension de lecteurs confrontés aux quatrièmes de couverture de nos ouvrages, qui se limitent
volontairement à répéter une phrase du livre, choisie pour sa brièveté et sa capacité d’intrigue. Sa mise en scène graphique offre au lecteur l’étincelle d’un instant de clarté,
fragile et décisif, censé conduire à l’achat ou lâcher.
La quatrième de couverture de l’extraordinaire et déjà mémorable ouvrage de Le Golvan, Dachau Arbamafra, est sans doute la plus efficace et la moins comprise : « L’ALLEMAGNE N’A
JAMAIS DÉPORTÉ QUI QUE CE SOIT. AU CONTRAIRE, ELLE NOUS A IMPORTÉS EN MASSE. »
L’écriture saillante, qui vous saisit sans crier gare, n’est plus un signe de ralliement autour du texte et de son implicite. Elle signale aujourd’hui au lecteur
que l’écriture n’est pas conforme à la banalité immédiate de ses affects habituels, de sorte qu’elle vient aussi heurter ses représentations de l’histoire, en l’occurrence réduites à la liturgie
du devoir de mémoire. L’écriture saillante dit aujourd’hui que la morale du texte s’éloigne de la morale admise. Elle fait scandale avant de faire texte.
Si pourtant le lecteur consultait, au lieu de l’émotivité qui le saisit, l’émotivité qui l’alarme, afin d’interroger sa connaissance des mots, devant une carte de
l’Europe notamment, il se dirait que la formule n’est pas si sotte et moins provocatrice qu’il n’y paraît. Elle appelle tout d’abord à suspendre l’émotivité qui rend stupide et meurt avec le
texte.
Un passage du livre admirable de Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage (sous-titre : D’un bon usage de la mémoire) en précise le sens.
Rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah, Georges Bensoussan écrit :
« Il faut pouvoir appréhender sans pathos inutile la réalité d’un projet démentiel : aller chercher des enfants à Oslo et à Corfou, les convoyer
jusqu’en Silésie, les asphyxier dans des locaux conçus à ce seul effet, réduire leurs corps en cendres dont on fera des engrais, brouiller les traces du crime puis évoquer déjà, dans les fichiers
des sociétés savantes d’Allemagne, les « peuples disparus ». Ce crime où, au contraire des massacres de jadis, la victime est amenée jusqu’à l’assassin, est programmé comme une
offensive industrielle, et c’est par là, entre autres, qu’il se distingue de tant de massacres inhérents à l’histoire humaine », (Éd. Mille et une nuit, 1998, p. 64).
Nos quatrièmes de couverture ne disent rien de l’écrivain ni de son livre : qui est-il ? quelle est son histoire ? combien a-t-il de quartiers de
noblesse ? adhère-t-il au parti socialiste ? Elle propose néanmoins de répondre en une phrase à chacune des questions que le lecteur se pose – à la condition qu’il mette ses émotions au
service de ses lectures.
La formule de Le Golvan est une pierre jetée dans les oreilles sans fond.
On réalise mal les sommes englouties par les exploits, les épopées, les graals, les évangiles, les exodes. Les frais sont considérables, commissions sur les
mouvements d’argent, taxes territoriales, taux de change usuriers, assurances. Personne n’ose avouer qu’il a fallu à Moïse une intendance de premier ordre, des experts comptables, des bailleurs
de fonds et des délais de paiement, à Jésus une armée de commerciaux, des franchisés, des intéressements, des placements douteux, des liquidités, des juristes, sans doute des procès aux
contrefacteurs. Personne ne raconte jamais ça, aucun registre de la salle des machines, de l’office où rôtissent les volailles, la buanderie où sèchent les tonnes de tuniques, les collecteurs
d’eau, les ingénieurs cueilleurs, récoltants, les aqueducs, cloaques, citernes, aides-ménagères. Il en va ainsi des immémoriaux des civilisations. Ceux qui façonneront en masse les consciences ne
préparent jamais leur lit, la tambouille et font encore moins la plonge. À la différence de moi.
Le Golvan, Dachau Arbamafra, p. 94.