Dhée – Fives
Les voix latérales sont-elles parallèles ?
La fiction est-elle la contre allée du monde ?
(« C’est de la littérature, oui ou merde ? »)
J’aime qu’un livre me rappelle par effraction ce que je sais déjà du monde, le Nord, la filature, les ouvrières effilochées, puis qu’il l’efface d’un geste inverse, plus monde, envolé (pourtant là !), fini le mélodrame existentiel, social, les ouvrières aux doigts fanés.
Phrases, tranches de vide.
Ça nous apprendra à naître dans le Nord d’Amandine Dhée et Carole Fives, aux éditions La Contre Allée, les bien nommées, réussit cet enchantement, dire et ne pas dire le monde, telle la fumeuse question, et fairedu monde un objet plastique malléable afin de lui donner forme autrement. La littérature serait le monde moins la réalité.
Il me semble d’emblée plein de sens que ce texte ait d’abord été une résidence d’artistes, une série de lectures chez l’habitant et un spectacle lillois avant de devenir ce livre élégant. Le projet éditorial développé par La Contre Allée ne se limite pas à la publication de livres, mais inscrit la littérature dans un espace où se rencontrent des textes,des gens et des préoccupations sociales : la littérature s’ouvre ainsi au monde sans renoncer à sa dimension textuelle. Ce double mouvement d’engagement et de dé(sen)gagement, mouvement tenu d’une couverture à l’autre, d’un projet l’autre, constitue le livre en espace politique et littéraire. Le fichier audio, accessible en ligne après quelques détours, signale encor e que le texte n’est pas réductible au seul objet livre.
Deux écrivaines en résidence se voient chargées d’écrire sur le passé ouvrier et le présent de Fives, quartier lillois dont elles sont originaires. Au fil de leurs rencontres et conversations de travail, elles s’interrogent sur la manière la mieux à même de rendre compte de ce passé ouvrier en évitant les écueils du réalisme attendu des corons et des frites, des filatures et des enfances exploitées. Au rebours de la neutralité supposée des genres et des modes d’expression, ce livre s’amuse à montrer, l’air de rien, quenos choix littéraires ont une dimension politique et que les formes pensent (la bonne nouvelle !) ; ce qui est vrai de l’urbanisme l’est aussi de l’art d’écrire : voyez dans ce livre comme la hiérarchie sociale est inscrite dans la littérature ! [37]
Construit sur des dialogues et des monologues, bouts de poèmes/chansons, mails, graphisme mesuré, ce livre développe son autonomie dans un rapport d’ajustement constant à l’espace du monde. Ballottées entre le risque d’avoir à célébrer « le glorieux passé industriel » et « le glorieux avenir post-industriel »,les deux comparses se retrouvent, dans le dialogue inaugural, sur la certitude qu’il s’agit avant tout pour elles « d’une résidence de “création” » :
– Alors faut créer.
– En tout cas, j’ai bien aimé quand il a dit Je ne considère pas les auteurs comme des animateurs sociaux.
– Ce que j’en ai retenu, c’est qu’on n’irait pas dans les écoles.
– Le soulagement…
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Comme l’humour, l’écriture et la politique commencent là où finit l’ironie. De sorte que je me demande soudain si la littérature a bien sa place dans les écoles, où l’auteur est réduit à une autorité, souvent monnayable :
– Mais s’il n’y avait pas d’argent, tu la ferais quand même cette résidence ?
– Je sais plus où j’ai entendu ça, « j’écris comme je bande, pas sur commande ».
– Sûrement sur France Culture !
– Mais non, je suis bête, c’est une phrase de moi !
– Tu t’auto-cites !
– C’est à force d’aller sur Facebook.
– Mais… tu bandes toi ?
– Je sais pas, c’était pour la rime.
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L’humour tient à distance constante la tentation du réalisme social et la connivence avec les instruments de pacification des sociétés et des individus (l’école, la littérature, le travail) ; il signale les récupérations possibles de la colère sociale par les tenants d’une acculturation des masses à la société qui les soumet :
– Les artistes deviennent aussi essentiels que les psys et les travailleurs sociaux. Je m’imagine déjà intervenir suite à une vague de licenciements auprès des futurs chômeurs : « Écrivez une fiction en plaçant les mots suivants : délocalisation, crise, croissance, courage, volonté, reconversion ». [85]
Au lieu d’être enseignée, la littérature gagnerait en crédit et en lecteurs à être vécue dans une relation directe aux corps du texte et du monde, savamment dissociés, laissant au texte la liberté d’être autre chose qu’un prolongement d’une réalité irréductible à des mots sur du papier. Le spectacle, l’écriture, les lectures qui se sont organisés autour de ce livre ont permis une rencontre entre littérature et réalité, dans une distance respectueuse des formes et des modes d’expression propres à chacune d’elle. L’utilitarisme littéraire sert surtout la cause des manuels scolaires sur lesquels se construit notre civisme émoussé. En usant du pouvoir d’imagination qui lui est propre et en abandonnant aux travailleurs sociaux le soin de prendre en charge la réalité du monde, la littérature retrouve sa capacité d’insolence et de liberté. – Dommage que je n’habite pas dans le Nord,
se dit le chti’t éditeur.
Il faudra se résoudre à une évidence douloureuse : un livre à tu et à toi avec le réel n’ira jamais bosser à votre place.
Mon discours trop sérieux sur ce livre risque de manquer son objet : dire la légèreté du ton, l’incidence et la pertinence des analyses politiques, le relâchement précis de l’écriture, la polyphonie habile, la mise en scène fertile de l’émotion, lâchée aussitôt retenue, ne pas prendre le lecteur à la gorge, la construction intelligente du texte, la mise à nu des conditions d’existence d’un livre et, me semble-t-il, l’affirmation des limites de la littérature.
– Plus j’y pense et plus je me dis, si on ne trouve pas d’ouvrière, c’est peut-être qu’il n’y a plus d’ouvrière… aujourd’hui, qui est encore ouvrier ?
– Ça dépend, tu définis ça comment, toi, un ouvrier ?
– Quelqu’un qui ouvre ?
(…)
– Dis donc ?
– Quoi encore ?
– Dans notre genre, est-ce que nous ne sommes pas des ouvrières de la littérature ?
(…)
– On n’a qu’à prendre nous-mêmes comme exemples !
– Les nouvelles ouvrières de Fives.
[47-48]
Ça nous apprendra à naître dans le Nord
Amandine DHÉE & Carole FIVES
(Éditions) La Contre Allée, 2011