Divers
Que le verbe se cabre ! Que le lecteur tombe !
Traîné sur la longueur du livre par la cheville en marque-page.
Lambeaux lecteur, squelette à vif, langue en bavoir.
(Ça lui apprendra à mieux choisir ses livres.)
Il existe d’ailleurs de très bons chariots (fardiers, haquets, tombereaux), très bonnes carrioles (brouettes, bannes, charrettes à bras), sans parler de maylis de
kerangal, pour s’émouvoir en toute sécurité.
(Ne nous arrêtons pas à nos priorités : d’autres noms sont possibles, moins exotiques mais bons à charrier.)
Je ne comprends pas pourquoi tant de petits éditeurs s’entêtent à faire faillite malgré la qualité assourdissante de leurs ouvrages et le soutien motorisé de la
crème littéraire.
– Comment survivre à la faillite des lecteurs ?!
– Les ignorer.
Suivons d’un œil distrait la verticale des œuvres déjà couchées auxquelles ne manque que le prière d’incinérer.
Le voici :
En France, de toute manière, on a toujours détesté le génie. Surtout s’il irradie d’une vitalité irrépressible : on met un point d’honneur à trouver ça de
mauvais goût. On s’offusque notamment de la facilité, de l’immédiateté du geste.
(…)
Combien de temps l’intelligence française s’est-elle déclarée froissée par le débraillé d’un Montaigne, incommodée par l’extravagance d’un Shakespeare. Et insultée,
violée par Baudelaire. Et si elle feint aujourd’hui de ne plus l’être, n’allons pas croire qu’elle s’amende pour autant. Pas question de se dédire et de se laisser aller à vraiment aimer
ce qu’elle a si longtemps réprouvé. Elle se contente bien entendu de récupérer les perturbateurs, de les passer à la petite moulinette de sa lecture critique, et d’en faire comme le
reste un subtil consommé, si possible inoffensif et surtout : compatible aux palais délicats.
(…)
Francis Ponge en Afrique : quelle triste farce ! On l’entend d’ici siroter sa limonade sur une terrasse sursucrée de crépuscules et de bougainvillées,
notant de l’autre main sur son cahier d’épicier tout ce que son regard engourdi, voilé de grisaille française peut grappiller alentour, avec la satisfaction du « grand poète » qu’il se
persuade, quoi qu’il en dise, un peu trop être, et toute la suffisance nauséabonde de ce touriste qui, passant tout ce qu’il touche, ou ce qui lui touche l’œil à la moulinette molle, au crible
systématique et forcément menteur de sa boîte noire Canon ou Kodak, réduit sans scrupules tout un pays, soit tout un monde, à une série de trente-six poses-postcards colorés et envoyables (à son
éditeur parisien dans les vingt-quatre heures) : écœurant.
Cédric Demangeot, Une inquiétude,
Coll. Poésie, Flammarion, 2013, pp. 88-91