D. Volut
La librairie, la lecture, ce pourrait être ça aussi. Vous entrez dans une grande librairie parisienne, rue des Écoles, j’y entre, vous faites le tour des tables sur
lesquelles vous remarquez, je remarque, tu as vu ?, les noms, les livres, le défilé des noms, de livres d’auteurs, qui vous disent quelque chose et ce disant ne disent rien, des auteurs lus
dans les journaux, approuvés par, des auteurs à journaux, ajournés, à jeter, ne jette pas les livres, conservez-les
quand même, ils y sont, qu’ils y restent, tu as vu ?, et dont les noms sont identiques, malgré les titres différents, identiques, vous contournez la table, vers la table où sont posés les
livres de poésie, la poésie c’est pas toujours cette matière molle qui sent le désespoir et la rime à deux temps, tu as vu ?, sur le trottoir d’en face, Jean-Rolin, vous approchez la table,
familière, vous y venez souvent, Le Mans-Paris en moins d’une heure, tu y viens et souvent, t’as vu c’est Jean-Rolin étalé mort sur le trottoir, laissant loin derrière vous, derrière toi, tu
l’entends, la rumeur, écrivains à journaux, magazines, le bruit de la chasse d’eau, et vous voilà devant la poésie, Thomas Venclova, Le Chant limitrophe, préface Joseph Brodsky, aux
éditions Circé, des livres inattendus, attendus, vous en rêviez, tiens, tenez, le voici, tu le prends, le feuillettes, cousu ?, les pages collées mais pas cousues, ça vous embête, ça t’embête, ça
m’embête, votre obsession bénigne, et puis déjà ailleurs, entre les attendus de molle poésie (ici les noms que nous tairons, enterrons), vous repérez, tu as vu ?, un livre sobre, et votre premier mouvement est de le prendre et de
le lire par la tranche, chercher le fil, tu as vu ?, c’est cousu, imprimé à Marseille, pas en Chine, Bulgarie, litanie du travail à bas prix, culture en Béotie, comme chez les Huns, Éditions
Attila, et les autres, tu as vu, vous voyez, c’est collé et cousu, un beau sobre papier, un beau livre, des ouvriers payés, ouvrage et ouvriers, il en reste, vous l’ouvrez, le titre du livre vous
intrigue, il m’intrigue, À la surface, l’idée te plaît, une histoire à deux
dimensions, l’esprit dressé tiendra le rôle de la troisième, c’est suffisant, vous lisez, Éric Pesty Éditeur, vous pestez, tu pestes un peu, il n’a jamais voulu signaler le très bon livre de
Christophe Esnault, Isabelle, à m’en disloquer,
dans la revue CCP du cipM, goût du pouvoir, la poésie régimentaire, le manque de temps ?, ce beau livre que vous avez édité, que tu as édité, tu c’est moi, mais vous passez, vous pardonnez, le
livre la poésie, surtout votre goût pour la liberté, à laquelle vous tenez – contrepartie : critique à crocs serrés –, vous revenez au livre,
Et quand je n’a pas les mots, je n’a pas la pensée
Ben ça ! Et puis,
La fleur posée sur mon bureau
a plus de poids que moi.
Et là tu dis, je me dis Beau c’est beau, quasimodo, ça vous plaît, ça te plaît, c’est difficile à dire par les mots ce qui plaît et c’est pourtant les mots qui vous
disent ça me plaît, c’est un fait, ça te plaît, c’est très beau, l’image, l’idée du poids, le décalage grammatical, du ai au a, la poésie, vous avez déjà lu, tu as lu cette astuce quelque part,
mais c’est beau, vous voulez avancer, lire encore, mais vous savez déjà que vous allez prendre ce livre, l’acheter, le payer, l’emporter, et même en deux exemplaires, l’offrir déjà, en diffuser
la bonne nouvelle, pas le télécharger, pixel contre pixel, prendre le temps de faire corps et matière avec le papier, doigt peau pa, pied, tu avances dans le livre, le texte qui est écrit, vous
le feuilletez, et déjà votre esprit s’est posé, votre journée est faite, le temps s’étire et me console de n’être plus ce vide en soi, vous lisez
J’ai connu un homme qui n’avait pas la pointe de son crayon.
Comment vous dire ? te dire ce qui me plaît dans cette phrase, ce vers, ces mots, ce court-circuit par la simplicité, changez un mot et rien ne marche,
change un mot : la 2CV de Jean-Rolin sur le trottoir d’en face, mais ce n’est rien encore, tu lis plus, vous lisez, et
voilà, me voilà face à face à l’inédit, jamais lu jamais écrit, c’est de là que le livre te parle, il me parle, il vous parle, il nous parle,
Je sais que vous vous méfiez des ajouts rhétoriques. À l’heure qu’il est, c’est une des issues que j’ai choisie – si l’on choisit sa langue. On croit parfois
n’importe quoi, l’urgence étant de s’habiller toujours, de s’habiller mort ou vivant, peu importe la qualité de la chair, les os tiendront jusqu’au bout.
Et puis plus loin,
Petit crâne que le nôtre.
C’est très beau. Je trouve cela très beau. Je suis à la moitié du livre. Le monde existe enfin, réconcilié.
Grâce aux voix pleines d’inerties mouvantes, puissantes voix d’écrivain, à l’ironie parfois saignante, de Dorothée Volut. Merci Pesty.
Obsèques nationales pour Jean-Rolin dès maintenant chez votre faussaire indépendant.