Girard
Les blogs ne manquent pas. Les lecteurs, c’est une autre histoire.
Les plateformes d’écriture en ligne font florès. Je lis ici et là qu’elles sont un espace idéal pour les écrivains recalés de l’édition traditionnelle (la sélection, le copinage, la recherche du coup). Les illettrés qui alimentent ces plateformes de leurs écrits légitimes et enthousiastes y voient une perspective. La littérature s’élabore sous le contrôle des lecteurs, eux-mêmes contributeurs. On passe de la tutelle des pères à celle des pairs. Les choix se font à la majorité des voix. C’est du réglo. Le livre sorti du lot est ensuite diffusé par un éditeur, généralement en place, gonflé au numérique. Les écrivains retombent ainsi dans ce qu’ils espéraient quitter. La perspective finit dans le rétroviseur. Les pairs assurent le filtre, le client rapporte son caddie, et seuls quelques auteurs accéderont à la publication. Les autres sont déjà de retour sur la case départ, devant la machine à affranchir les manuscrits.
Pourquoi pas. Je n’ai rien contre la célébrité, les gares, les distributeurs de chips, les voies de garage. Je les trouve socialement utiles. Machins et machines font en douceur œuvre de salut public. Il est rassurant dans une démocratie plus ou moins participative que le médiocre serve la mesure et la soupe commune. L’homme est né libre et égal à lui-même. L’accord se fait sur ce qui plaît au plus grand nombre et ce qui plaît se révèle être globalement bon. L’école, les routes, les hôpitaux plus ou moins surchargés, Vigipirate, France Inter, le vote électronique, les derniers livres de Philippe Annocque.
Tout cela est supportable. Il existera encore longtemps des éditeurs qui renonceront à proposer Stendhal, Joyce, Proust, Schmidt ou Chevillard à la majorité des voix.
La plupart des gens qui lisent et écrivent rêvent moins de publication et de littérature que d’une reconnaissance majoritaire dans laquelle leur existence incertaine a besoin de s’ancrer. La littérature est une extension parmi d’autres du réel numérique en vigueur. Anna Todd l’emporte haut la main sur Ana Tot. Le contraire ferait craindre pour la démocratie. Le désir d’être publié, qui s’exprime dans un grand nombre de blogs aujourd’hui littéraires, se nourrit de ce malentendu sur la création. Comme ici.
« Mais Wattpad me montrait qu’on pouvait écrire sans être écrivain, et donc j’ai eu l’idée de me lancer. »
Avez-vous lu Pierre Girard, un Suisse ?
Comme Dieter Roth, autre Suisse.
C’est sans appel. Ça m’est tombé dessus. Le psychiatre est formol. Je suis bibliofil. « Vous êtes bibliofol. » Alceste, jusqu’à la dérision. Philinte en est fol de chagroin. C’est sans espoir de guéridon. Il est bibliofil. Dans mes cahiers d’écolier, je n’écris rien.
Ça m’est tombé dessus. J’ai ouvert le Permunian de l’Arbre vengeur. Misère de la génuflexion contrainte ! J’ai déjà dû courber l’handschin avec Argol sans fil, je dois maintenant poser boyaux à terre : l’Arbre a changé de philosofil. Le voici converti à la glu numérique.
(Mais dans son portable, il met des philes.)
C’est de la colle partout, du ritalo-tsoin-tsoin (on dit merci Céline). Du sang blanc sur les mains, t’en as partout. C’est à pleurer la langue hors de la bouche – lèche, lèche, lèche, je te dis lèche, ça soulage l’employé des petites maisons.
La maison du soulagement mental. C’est le titre du livre. Leur premier livre collé. COLLÉ ! En plus, ils se foutent de ta gueule, à L’Arbre vendangeur, il te foute la piquette directe dans le gosier ouvert que t’avais à baver sur leurs livres tant-ceci, tant-soignés, le goût de la torture bien faite, prends ton temps éditeur, il ne renoncera pas, aucun risque qu’on le retrouve sous une perruque Grand Siècle à jouer du hoquet sur le stand Aquitaine à la Porte de Versailles. Pas lui.
Tu parles, Karl.
– Faut bien vivre…
– Comme des chihuahuas !
Ma vie tenait encore à quelques branches, la leur semblait plantée très haut, cendres sur ma tête et sous mes pieds des clous, tintin, plus de fil pour swinguer, à peine de quoi se penduler une dent, c’est plus du livre, c’est du zinzin, de la littérature pour bobos du 15e abonnés au compte-soupe FB (Faut Bouffer). La vie tient plus qu’à ça, tu prends ton pot de colle, tu t’en bourres les bajoues puis tu la fermes. En moins de deux, t’as les gencives collées. T’es fait comme un cyclope.
– Jaco aime beaucoup la coco… Jaco aime beaucoup la coco…
L’Arbre s’est mis à la colle numérique. Vise un peu la suite vocale pour violon à une dent. Le pire est toujours prévisible. « Il suffit de cligner une fois. »
Moi, pas cyclope.
T’entends ? Je veux du fil, David Vincent ! Je veux du fil dans ma postface. C’est le moment de te bouger le petit doigt, sinon pouce, ça ne marche pas, je démissionne, je me décolle, je te fous un souk retentissant, je te retourne la Méditerranée sur Bordeaux et Talence : je noie ton lectorat. T’en vendras dix exemplaires de ton prochain Girard, et son beefsteak roumain aura le goût d’un ch’val de truie.
(Le lecteur jusqu’ici paisible et reposé commence à se sentir de trop, le col de sa chemise pique et poisse, ça gratte aux entourloupes, la bave lui colle sur le revers, il a envie de cliquer vers des rivages plus serins. Tout fait yoyo en lui, tout fait cui-cui.)
Prends ta granule, Coco, et je t’explique. L’Arbre vengeur m’a demandé une préface pour son prochain Girard, un Suisse prénommé Pierre. Je me suis dit qu’il faut toujours É.D. son prochain. En plus, j’étais flatté. Je tenais plus dans mes cols de chemise. Les plumes me poussaient de partout. Des sueurs me perlaient sur le rossignol. J’ai donc tiré ma petite plaisanterie au cordeau. Le résultat fut agréé, en avant la préface, et puis non, après tout ce serait une postface. Finalement, quelque chose n’allait pas. Où caser ma petite plaisanterie ? J’ai proposé d’en faire une volte-face et, là, j’avais visé trop loin. « C’est préface ou postface ! » Tout ça dit gentiment, Cher David, Cher David, tandis que l’un des deux, mine de rien, rembobinait son fil. Une véritable Pénélope.
Moi, devant ou derrière, j’en avais rien à fiche. J’enfile en bilboquet. À la verticale !
Mais comment enfiler sans fil ?
« Comique et blasphématoire, ce roman est de ceux qui laissent des traces profondes et des images inoubliables. »
Loin d’être dégoûté, j’ai acheté le livre de Permunian me promettant de le soumettre aux manipulations d’une imagination fertile en orifices commis d’office à la ductilité tonique de son doigt. On verra bien ce que cette colle a dans le ventre.