Librairie
Le petit éditeur se garda bien de sortir de son rêve agité dans lequel des libraires armés de cartons Hachette Nouveautés avaient fait irruption, courant dans les
couloirs, les escaliers, ouvrant cloporte sur cloporte, cherchaient à l’attraper, l’emballer, le scotcher, le séquestrer dans une vessie à rétention, couper la mèche de sa lanterne rouge,
anticiper sa date de péremption sur terre par la machine à recycler dont on fait les post-it. – Et qu’on n’en parle plus !
– Il est pourtant indispensable voix étouffée de l’éditeur très emballé que l’exception devienne la règle, la
règle l’exception, la marge le centre carton fort secoué, le centre la marge, quitte à scruter l’avenir le dos tourné aux nouveautés, brûler les « Offices »
bruit monstrueux des couteaux à déchiqueter, libérer des rayons au mètre littéraire, prendre le temps de conseiller, redevenir libraire
CRACK démentiel du crâne qui pète et surtout arracher le cordon électrique de la machine à broy– splutterretch du
sang qui gicle enfin et lave la scène d’un jet de rouge carminatif.
Ouvrir une nouvelle fenêtre, aérer.
Chaussées de gros sabots, les approximations du sens parcourent un long chemin sur les voies escarpées de mes sentiers vernis.
Ainsi le rêve d’une librairie pourvue de livres exclusivement choisis par des libraires qui auraient reconquis le temps de lire les livres qu’ils recommandent à des
lecteurs confiants dans le subtil mélange de compétences et de goûts personnels qui distinguerait les librairies d’un quartier l’autre, d’une ville à l’autre, au point d’abandonner au Web
majoritaire les livres indisponibles dans leurs rayons, le temps d’imaginer de nouvelles coopérations, renonçant de ce fait à couvrir leurs tables de nouveautés incessamment renouvelées de
semaine en semaine – ainsi ce rêve ne serait plus réalité ? se dit le petit éditeur libraire cabaretier fignolant son projet tout
essoufflé.
Lu dans une enquête excellente, Être libraire, aux Éditions Lieux Dits (2011),
menée par Frédérique Leblanc :
« L’essentiel du temps de travail d’un libraire est consacré à la manutention » (p. 63) ; et sous le titre prometteur « S’engager et affirmer
ses choix » : « Libraire “indépendant” veut tout dire sauf “libraire libre de ses choix” car l’action du libraire est encadrée, en amont par le marché de l’édition et en aval par
les attentes de la clientèle, sans parler de la concurrence » (p. 108).
La librairie a de beaux jours devant elle (car 🙂 les vocations de manutentionnaires encadrés ne fléchissent pas.
Appelons cela le Syndrome d’Houdini.
La plupart des libraires dits indépendants, de quartier ou de proximité, croient mordicus défendre des choix singuliers, confortés en cela par Les Contes de
Bretagne et Les Contes du Berry affichés dans leur vitrine, alors que leurs rayons présentent les mêmes ouvrages d’une ville à l’autre et que la chaîne du livre réduit d’autant leur liberté
d’agir. Les exceptions, rares et précieuses, renforcent la règle.
Dans le même temps, une éditrice de très bons livres de poésie s’engage à diffuser et à distribuer elle-même ses livres « dans le respect de tous les acteurs
de la chaîne du livre, de l’auteur jusqu’au lecteur, en passant par le libraire ».
Malin comme singe en cage, le petit éditeur qui bientôt deviendra libraire se propose de faire mieux que les autres (mieux que les astres) en associant la vente de
livres à d’autres activités : dépôt de pain, débit de boissons, salon de pédicurie – afin de vendre les livres qu’il aime (+ boire, manger, continuer à avancer).