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Parcourant plusieurs volumes de poésie à Rochefort-sur-Loire, qui tient marché dans le domaine au début de l’été, et comparant la production, car c’en est une, aux
quatre volumes de l’admirable Étienne Faure (admirable Étienne Faure), je me suis étonné
du manque de livres happant mon attention, moi pourtant si curieux, si ouvert, prêt à l’achat au moindre mot lâché tenu. En plein cagnard, on ne se reconnaît plus.
De nombreux poètes contemporains, m’a-t-il semblé feuilletant leurs livres, choisissent de plus en plus souvent de faire l’économie d’un travail d’écriture (mal
payé) en maintenant le lecteur au niveau des émotions immédiates qui les traversent, quand ce n’est pas de leurs
émerveillements naïfs, mais qu’ils s’empressent de dire, résumant à cela leur activité poétique, de sorte qu’ils tuent du même coup le texte du livre en dispensant l’œil et l’esprit d’y
revenir. La bouche seule écoute, sans le filtre des dents. Le coucher de soleil et l’amour perdu disent alors le coucher de soleil et l’amour perdu. « Que c’est beau ! Qu’il fait
bon ! Et dire que je t’aimais… » C’est la victoire de la météo sur la poésie – du réel sur le texte, quand le réel est au contraire ce qui ne peut être répété. J’espère que ces poètes
qui s’extasient devant leur menthe à l’eau ont l’idée de la boire. Une halte dans le désert ; une pause, avant reprise de la lecture publique. « Et dire que tu m’aimais ! » Je
n’insiste pas. Le lecteur se marie.
En cela, il me semble qu’un pan entier de la poésie contemporaine, parmi celle qui avance le mieux dans l’estime générale, et rend tout autre registre
indéchiffrable, se modèle sur l’appauvrissement romanesque, dont le langage commun, parfois rudimentaire, entend redire
les émotions et les expériences communes, parfois rudimentaires. La mention Poésie ou Roman en couverture classe l’affaire aux yeux de ceux qu’il est courant d’appeler
« les acteurs de la chaîne du livre », chacun son rôle, libraires, lecteurs, auteurs, critiques. L’éditeur dort, avec le chien, dans la niche. Après le roman, la poésie est devenue le
prolongement du cabinet des psychanalystes. « On se sent mieux après avoir lu un tel livre », affirmait telle critique dont le nom m’inspire des pensées de meurtre de masse. Le poète est aujourd’hui inspiré par sa pression
artérielle et, le lecteur, par de complexes histoires de transfert.
Il est possible que les modèles américains (de Frost à Ginsberg, dans des registres très différents) aient conduit à donner l’impression à une génération de poètes
en plein jetlag que les mots les plus ordinaires du quotidien le plus banal constituaient la matière de la poésie et sa finalité tautologique. Ils n’ont retenu que la première partie du
message : a rose is a rose, certes, is a rose is a rose, surtout. Il ne suffit pas de puiser dans le grand sac de la vie, au choix, un coucher de soleil, un amour retrouvé, un
verre de menthe à l’eau pour devenir poète : au mieux en retire-t-on un coucher de soleil, un amour retrouvé, un verre de menthe à l’eau. C’est aller chercher ses vers au camion du
glacier.
– Son carillon est si joli…
J’aurais tant aimé illustrer mon propos, tant aimé, pour lui donner la chair désaltérante dont se nourrit mon appétit en ces temps morts, mais j’y ai renoncé, les
poètes en question étant mal installés dans leur gloire montante. Qu’ils arrivent d’abord au sommet.
Demain, c’est poésie militante (celle qui change les couches du monde).
“…let me mention here something else—something that I have in common with Adolf Hitler: the great love of my youth, whose name was Zarah Leander. I saw her only once, in what was called, then and there, Road to the Scaffold (Das Herz einer Königin), a story about Mary, Queen of Scots. I remember nothing about this picture save a scene where her young page rests his head on the stupendous lap of his condemned queen. In my view, she was the most beautiful woman who ever appeared on the screen, and my subsequent tastes and preferences, valid though they were in themselves, were but deviations from her standard. As attempts to account for a stunted or failed romantic career go, this one feels to me oddly satisfactory. Leander died two or three years ago, I think, in Stockholm. Shortly before that, a record came out with several Schlagers of hers, among which was a tune called “Die Rose von Nowgorod.” The composer’s name was given as Rota, and it couldn’t be anyone else but Nino Rota himself. The tune beats by far the Lara theme from Doctor Zhivago; the lyrics—well, they are blissfully in German, so I don’t bother. The voice is that of Marlene Dietrich in timbre, but the singing technique is far better. Leander indeed sings; she doesn’t declaim. And it occurred to me several times that had the Germans listened to that tune, they would not have been in the mood to march nach Osten. Come to think of it, no other century has produced as much schmaltz as ours; perhaps one should pay closer attention to it. Perhaps schmaltz should be regarded as a tool of cognition, especially given the vast imprecision of our century. For schmaltz is flesh of the flesh—a kid brother indeed—of Schmerz. We have, all of us, more reasons for staying than for marching. What’s the point in marching if you are only going to catch up with a very sad tune?”
Joseph Brodsky, Spoils of War, in On Grief and Reason, Farrar Straus Giroux, 1995, pp. 10-11.
Je me demande quel remède à la solitude le lecteur emportera sur l’île surpeuplée de ses vacances.
Ah Oh
le bonheur sonne comme la douleur
quand il y manque les mots
Les étirements de l’âme sont un luxe que mon cerveau étroit a du mal à souffrir. (Vous aurez mal lu : à s’offrir.)
C’est une manie très répandue chez mes contemporains dès qu’ils se disent poètes de prendre leur mal au crâne pour un accès de lyrisme. (Ode à la casquette.)