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809.

Je n’ai pas le goût des phrases décharnées, moins encore celui des silences assourdissants de la littérature. J’aime l’artifice d’une phrase payée au prix d’une idée avalée de travers. Les écritures du « peu » parcourant « la monotonie des heures et la beauté de la banalité » (49) dont la littérature minimaliste fait ses choux gras me semblent bassement redondantes.

Pourtant, dans La chambre d’écho de Frédérique Germanaud, le minimal prend la forme du dépouillement. C’est le minime en soi qui donne un sens à l’attention portée aux choses du quotidien, pas le caillou dans ma chaussure ni le coucher rouge d’un soleil idiot. C’est toute la différence. Le phrasé ample que Frédérique Germanaud applique à l’infime qui nous traverse est une surprise heureuse. Son goût du dépouillement ne laisse pas la phrase nue.

Récits et considérations, chroniques et déambulations autobiographiques, textes et hors-textes en italiques, sont proposés en alternance, avec titre, parfois sans. Impressionnante de précision, l’écriture dense assure dans ce volume la cohérence des textes initialement publiés en revue.

Chaque texte, à valeur de chapitre, détaille le lien qui s’établit ou ne s’établit pas entre la matière brute du monde et son apprivoisement par la littérature, confrontant la réflexion à la sensation, l’aveuglement littéraire à la vivacité de la mémoire, l’espace du monde au confinement de l’écriture. Au-delà des apparences d’un livre hommage à l’écrivain de Saint-Florent-le-Vieil, dont il sera question dans Le silence des hérons (sœur et Loire incluses), La chambre d’écho développe une posture paradoxale et contrastée, subtile dans son mouvement de va-et-vient interne à chaque texte, et puis d’un texte aux autres. Loin du repli gracquien, ces textes voudraient allier « les lieux d’oubli », propices jusqu’au cliché à l’expansion du vide dans la littérature, et la présence intime, immédiate, sensorielle des vivants à la portion du monde qui leur échoit. En ces pages nourries par l’expérience de la littérature dans son rapport problématique au monde, le livre prend à nouveau en charge le détour enrichi autrefois cher à Segalen.

Ce livre du retrait et de l’éloignement est en réalité un livre sur le retour. À l’opposé de la fuite, l’éloignement est une manière d’accroître son pouvoir de porosité (64-65) et de toucher le réel. L’intéressant personnage femme du Rouge Café est plantée dans le monde comme en autant d’instants, éprise d’une immédiateté qui appelle la rupture d’un retour à la ligne, sans nostalgie pour la ligne précédente. Être à chaque fois là où l’on se tient.

Surtout – les grands moments où l’écriture élève la voix pour résonner dans l’espace et le temps offerts à ceux qui savent les habiter font de La chambre d’écho une œuvre inattendue d’un classicisme charnel, au charme parfois rompu par les nécessités de la narration. La langue subtile de Frédérique Germanaud rappelle la voix tranquillement rebelle et désuète de Brice Parain ; ces pages tenues et animées savent déjouer les faux-semblants de la littérature, ses arrangements avec la vérité, ses prétentions à dire la vie alors qu’elle se déploie sans mesure commune dans l’ordre du langage : « Du particulier je tiens à conserver la concrétude, écrit-elle, il n’est pas question d’en faire une allégorie ou un symbole. Je ne troquerai pas la première violette contre une idée de printemps. » (80)

Le livre atteint à la grandeur dans les moments où il s’emporte contre une littérature « détachée du vécu de chacun » et met en cause « cette quincaillerie rabâchée des greniers d’enfance, des trésors des bibliothèques paternelles, des jardins cachette » et des « clichés nostalgiques égrenés à longueur de livres » (120). « Écrire, lire, cela ne suffit pas à partager un territoire » (47). Le Grand Écrivain de Saint-Florent, aux phrases amples et souples comparées aux miniatures étriquées peintes par sa sœur, est évoqué dans un final d’une intensité forte et ambiguë :

« Dès le premier livre, l’assèchement le guettait. Sa sœur, elle, jouissait de figer dans des cadres des fragments de paysage. A-t-elle été peintre ? Fut-il romancier ? Le talent se dérobe toujours à la famille. (…) Un long jeu de patience s’engage entre le vieil homme oublié et la nuit. À portée de main, le dictionnaire de géographie qu’il feuillette aux heures blanches de l’insomnie. Au fil de mots devenus sans réalité, il somnole en attendant l’aube » (117).

Relire ce livre, pour n’en rien dire plus justement.

 

Frédérique Germanaud, La chambre d’écho, L’Escampette, 2012.

808.

Dans la surabondance, le croiriez-vous, pas miette d’un manuscrit vaillant. Nous recevons de temps à autre des livres honnêtes et publiables par des institutions de bienfaisance. Mais pour nous, rien. C’est non. Les bluettes, les adolescences délicates, les amours qui finissent et celles qui commencent, l’alcoolisme soluble dans la littérature, les drogues et dragues de toutes catégories, létales, légales, porteuses ou assistées ne nous intéressent pas. Les questionnements sur Dieu pourraient nous plaire à condition qu’ils soient écrits par Dieu lui m’aime. Nos goûts sont affichés : Handschin, Bernard, Albarracin, Caraco ou Girard. À moins, c’est non. Proust : Oui. Et Cervantès : D’accord ! Nous honnissons pas dessus tout les naturistes du minimal qui nous imposent leur feuille de lierre collée sur leur trop visible platitude.

C’est le prix à payer pour faire carrière dans nos cartons.

807.

Répétons le langage à défaut du réel.

Dans le martèlement on entend le martèlement du martèlement (…)

(Le feu brûle, 63)

La poésie est condamnée à l’évidence. Au fondement des livres de Laurent Albarracin, la tautologie efface le monde, le gomme par anticipation, excès, surcroît, déluge, pour rejouer la comédie de la naissance toujours première du monde, rebonds, répétitions : ballon rond, le réel !

Les choses sont les lettres de l’envers, les cratères bombés de la désignation, sont le panneau des aubes, la gifle et la girouette, le fusil d’épaule, sont à peu près tout et sa manivelle.

(Le feu brûle, 74)

C’est à cette évidence qu’il faudra nous chauffer, plus qu’au réel du feu ou à sa broche. Le feu brûle déplie cette possibilité d’un feu de papier. À quel degré d’incandescence la littérature s’enflamme-t-elle ? À quelle langue de feu ?

L’eau dans l’eau est un filet jeté qui reviendrait bredouille même de ses mailles. (Le feu brûle, 28).

La poésie de Laurent Albarracin est façonnée par le registre toupie de la langue. Ennemie de la représentation, elle passe les choses aux rotatives du langage et les imprime débarrassées de leurs désignations, lavées à blanc. Pourtant la gangue des choses est dans les mots et non autour ; elle est dans leur usage commun. La poésie cherche à les retourner, envers endroit envers endroit, le mot la chose. Le vers retourne le langage et fait retour vers lui. Ce mouvement réalise le poème.

L’oiseau est un goitre à son chant
La rivière est la boue de sa source.

(Le Secret secret, 42)

Le langage et la poésie s’épurent en se ravalant. L’analogie accouche aux forceps de la répétition, directe ou indirecte. Le poète fait rendre goître aux mots.

Dans « brûlure » la brûlure brûle de brûler, gronde et coule ensemble, étire infiniment la brûlure qui fume comme un brûle-gueule à la gueule de « brûlure ».

(Le feu brûle, 60)

La matière brute cherche à s’abstraire par la désignation mais renaît de se nommer sans cesse. La poésie est cette nomination qui fait retour et, retournée, redevient matière brute. De là, chez le lecteur, la sensation très forte d’une poésie naissant de son propre entraînement. Le langage est une manivelle que rien n’épuise, pas même son retour.

L’habit de la chaise
drossé sur la chaise
épuisé, famélique, élimé
fait la chaise

(Le Secret secret, 86)

La qualité humoristique est incidente. La répétition appelle le calembour, mais pour le déjouer. Vidé de sa substance humoristique, il est récupéré au niveau strict de la désignation, qui s’abolit dans sa définition (Le chou est un chou fait chou, p.21). C’est gagner sur les deux tableaux de la poésie et du prosaïsme :

De quoi l’entaille est-elle l’appeau ?

(Le feu brûle, 29)

La roue est une meule légère
qui réussit l’absolue farine
de ne rien broyer.

(Le Secret secret, 19)

La poésie de Laurent Albarracin, découverte l’année dernière avec bonheur, est hermétique et limpide. Elle me semble marquée par deux influences, conscientes ou non: celles de Celan et de Magritte. Du second, Le secret secret, paru en mai chez Flammarion, illustre en ouverture Le sourire du diable et, plus généralement, le parti pris de la figuration clairement énigmatique du peintre ; dans Les armes découvertes, troisième partie du précédent recueil, l’hyper-représentation, d’objets ou d’animaux, est piégée par les effets de la désignation qui conduit à abstraire la forme concrète du monde dont l’homme, rarement nommé, me semble être le dédicataire (un pêcheur accroché à son âme comme à un hameçon apparaît à la page 62). Un abécédaire hébraïque, énigmatique de prime abord, ouvre l’inspiration aux sources de l’herméneutique juive et à la métaphysique, chaque lettre correspondant à l’initial de l’un ou des deux mots du vers  [curieusement, l’alphabet comporte un oubli (le noun) et deux coquilles ; je suis moins familier de la métaphysique] :

(…)

ב  la maison contient le monde      [b : beit (maison) /  בית]

ג  et le monde est errance                [g : gola (errance) /  גולה]

ד  le chemin est une porte étalée    [d : dérekh (chemin) /  דרך +  délèt (porte) / דלת]

(…)

( Le Secret secret, 27)

De même, la poésie ouvre des portes dans le langage et dans la poésie, qui est langage et porte. Elle s’ouvre à elle-même et par elle-même. C’est la qualité inépuisable de cette poésie d’une rare puissance dans la production actuelle :

Lorsqu’on franchit une porte
que fait-on sinon
ne pas franchir une porte
rester devant une porte
répéter ce geste
de ne pas franchir une porte
et ne jamais faire
qu’ouvrir un livre
dans un mur.

(Le Secret secret, 18)