BLOG
Heureux les chastes ! Heureux les stériles !
La noirceur d’Albert Caraco possède un côté farce. Seule notre époque pacifiée par la technique et les livres de Jean Echenoz appelle sagesse les outrances d’Alceste, personnage comique.
Lisant le mince grand livre Post mortem d’Albert Caraco, publié en septembre chez L’Âge d’homme, je me suis retrouvé à aimer un livre dont la pensée me semble en tout point absurde et surpris à rire des outrances magnifiques de ce bilieux tranquille.
Les êtres nobles aiment rarement la vie (…) Seigneur ! épargnez-nous de ressembler aux larves ! (28)
Le développement de cette vignette, l’une des 111 qui composent ce livre digne de laisser le lait déborder sur le feu et brûler la maison tandis que les enfants basculent dans la piscine, propose un exemple de cette tranquillité furieuse de l’écriture qui dégonde à chaque ligne la pensée au point de la rendre inutilisable. La maxime s’alimente alors au fuel de la condamnation, et le fou rire emporte la machine délirante. Passé le moment de stupeur, courez quand même repêcher les enfants. Le préfacier du livre, lui-même hors de ses gonds, en donne une illustration congruente à la situation de son modèle.
Ce livre hommage à Madame Mère est sans ambiguité. Cette mère est la femme de sa vie stérile. Le livre est son tombeau et son éternité, à lui autant qu’à elle.
Madame Mère et moi, nous vivions ensemble et si, durant le temps de mes études, nous fûmes séparés, nous réparâmes ce divorce et nous ne nous quittâmes plus, on ne nous voyait jamais l’un sans l’autre et l’on s’en offensait ou s’en gaussait. (76)
Le livre déploie toute sa puissance en déréalisant le quotidien de la vie, auquel l’auteur revient sans cesse dans un mouvement d’oscillation. Le monde concret surgit au cœur d’une syntaxe éthérée pour s’abolir dans la négation immédiate de l’existence, affirmée avec tant de force ou de détachement qu’elle instille une incertitude féconde. L’écriture en devient troublante, la pensée souple en ses ressassements ; la vie abonde malgré la déshydratation d’une émotion partout présente.
Elle m’a dégoûté de toutes les tendresses à m’accabler de ses embrassements et dès avant le milieu de ma vie je ne voulais plus être baisé de personne, je suis gavé jusqu’à la mort de procédés aimables, je suis rassasié de mignardises, c’est une force et je l’en remercie, je n’irai pas mendier les caresses, à l’instar de tant d’hommes mal aimés qu’une ombre de sourire amorce. (65)
Une œuvre doit-elle plaire ou déplaire ?
« Longtemps je me suis mouché de bonne heure : puis on m’opéra des végétations. »
Hugo faisait tourner les tables, Scohy fait grincer les dents. Déplaire, c’est aussi faire mouche. Le grand public des divertissements répond généralement par une indifférence sereine à une œuvre qui, faite pour d’autres, ne lui revient pas. Il me semble pour cela intéressant de prendre en compte l’accueil, d’ailleurs très limité, réservé au bric-à-brac de Scohy par la critique professionnelle et celle des pairs. Qu’a-t-on dit de ce livre potache, en apparence – mère de tous les vices d’interprétation ?
Frédéric Beigbeder, auquel a priori le livre ne s’adresse pas, a dit son enthousiasme avec l’exactitude et la désinvolture de circonstance ; Claro, qui aurait pu l’aimer, l’a trouvé mou du gnou au point de le réduire à une vague carte d’anniv’ pour branleurs illettrés. Les autres voix qui ont porté le livre en signalaient surtout la part ludique, lui déniant indirectement une place d’importance : ce livre aimable n’est pas vraiment sérieux ! « Finalement, avoir des références littéraires importe peu », écrit Elisabeth Philippe dans Les Inrockuptibles.
Depuis quand ? Les ressorts littéraires du livre de Scohy (rompre en visière avec le réalisme et les effets de réel omniprésents, même dans les meilleurs livres) sont à peine évoqués ou bien disqualifiés au prétexte d’un braillement trop visible (à l’usage des aveugles).
– Scoooohyhohyhoooo !
Scohy renvoie au contraire dos à dos les deux approches, sérieuse / ludique, pour explorer une voie qui ne serait ni haute, ni basse, ni médiane, mais zigzaguante, l’exploration rompue suffisant au projet. L’omniprésence graphique, dactylogavante, illustre la part exclamative d’un texte qui, par nature, est condamné à l’aphonie ; elle donne ainsi une forme à la voix d’encre de la littérature. Cette agitation criarde du texte, à faune au pied de la lettre, pose un acte littéraire dont l’écart par rapport à la norme est la seule mesure pertinente. Les critères du bon et du mauvais goût sont hors jeu. Il s’agit en ces pages, dont certaines sont tant belles que vives, d’apprendre à « passer de l’âne au coquelicot » (180).
Moins calligrammes que graphes, au sens que lui donnait Hubert Lucot, le livre de Scohy se propose d’embrasser l’art du récit dans sa totalité picturale tout en brouillant la linéarité que le format livresque réintroduit (prenant modèle sur la peinture, Lucot avait disposé son Grand Graphe sur une affiche de 12m2 afin de rompre la linéarité du livre). Si l’œuvre de Beckett a su échapper à la signification, l’abstraction qu’elle impose dans Cap au pire ne réussit pas à s’affranchir de l’espace livre. Orion Scohy reprend l’expérience à nouveaux frais, conserve le livre mais fait éclater sa linéarité en confrontant la lettre au mot, la ligne à l’espace, le son au sens, pour mettre en tension l’écriture, ses représentations et ses matériaux. Écrire, c’est occuper l’espace à coup de traits (« Génie ou pas » disait Stendhal). Le génie du livre, l’anima qui l’habite, tient dans sa prise de risque maximale. Les braillements tarzizanesques sont des mouvements de muleta sous le nez du lecteur, qui suit et voit le rouge du texte au lieu de s’offrir à la langue effilée qui lui transperce le râble.
Orion Scohy, « l’aimable potache », observe le cri de la littérature à la loupe du texte lui-même (21). Le texte du livre en est la loupe et le loupé. Je ne saurais dire si c’est un grand livre, ni même s’il est le préambule à une œuvre révolutionnaire. Je suis surtout surpris par la méprise des lecteurs à l’égard de ce livre ambitieux qui m’a offert de grands moments de lecture et d’appréhension heureuse (les lianes).
Il aurait fallu s’en tenir aux rudiments fonctionnels du langage grand singe pour débutants.(76)
Je le crois.
En Tarzizanie – beau titre plein de sens – met en place un puissant travail de mixage des codes de la culture lettrée et populaire. Tentative de synthèse clignotante, la poésie du texte y est vécue de page en page dans la proximité des écrivains les plus méconnus de la littérature française : Queneau, Perec en tête (Cadiot, Chevillard, pour les contemporains). L’esprit de Vian traverse l’ouvrage de bout en bout, dans une vision parodique du quotidien de la littérature : ce qu’elle est encore capable de faire malgré l’épuisement des formes et des styles. Prenez le temps de siffler
Un grand verre de martinet rouge servi avec sa petite hirondelle de citron (104)
et vous retrouverez le goût de la surprise littéraire. Il est finalement rare qu’une œuvre sache dire la vie sans la singer.
Je trouve aussi très audacieux qu’Orion Scohy accepte de suivre sa pente et qu’il la suive sans frein, au risque toujours gagnant de finir sa course dans les décors. Son livre se prolonge hors l’espace parallélépipédique assigné à la littérature ; il est ouvert sur son inachèvement, ses prolongements possibles, l’imperfection de ses partis-pris. La descente exige une approche confiante du vide qui monte vers soi à la vitesse d’une approximation heureuse. Les hors-pistes de la syntaxe délestent la langue de nos angoisses. Ose et sois. Le calembour dégoûte la langue de ses lenteurs. Les alpinistes de la littérature sont assommants avec leurs sommets, leurs cordes pour se pendre en toute sécurité, leurs mousquetons pour ne pas se rater ! Il ne suffit pas de savoir grimper, encore faut-il sauter. Glisser n’est rien, s’abandonner est tout un art.
Surtout – le livre de Scohy est l’expression rare d’une gentillesse de l’écriture, noblesse sûre d’elle-même, sans pose ni fadeur. L’humour balaie d’un trait foireux l’ironie froide de la littérature marbrée pour moraliste poseur en écrivain absent (on croyait rencontrer un homme, on rencontre une maxime, parfois un maxillaire.) Scohy a choisi d’être un Grand Iceberg, en forme d’Ours, dansant au milieu de la piste surchauffée. Pas besoin de vitriol, l’eau glacée lui suffit. Ses livres sont des espaces de jeux et d’ajustements, de glissades–ploufs. J’ai été saisi et réveillé par la capacité du livre de Scohy à trancher sans blesser, à imposer un ton que chaque lecteur puisse déjouer, prendre à revers, toujours libre à l’égard d’un texte sans vérité stable sur la littérature.
Le calembour a ses élégances et ses discrétions (voir celui de la page 65.) Le style marmoréen vous retombe un jour ou l’autre sur le pied. Zani à clochettes, l’écrivain Orion Scohy est le grand maître du bide parfait ; sa littérature, un art du « provisoire et [du] compromis » « voué à l’éternuité ».
Trouvé dans une poubelle du papier et des crayons. Je m’essaie. L’écriture comme voix de garage ? (161)
Au moins pour un temps.
Peu de phrases savent emporter l’adhésion insurrectionnelle du lecteur. Combien de livres au goût d’intrigue lui faudra-t-il boire de travers avant d’agiter son petit drapeau noir ?
« Le ciel n’existait plus qu’au cinéma. »
Nos ravissements sont sans limites parce qu’ils sont sans définition. Untel s’ennuie au livre qui nous enchante ; Telautre s’enchante du livre qui nous ennuie. Le malentendu est la matière de nos échanges sur la littérature. Il en est même la condition indispensable afin que la colère emporte nos cœurs et qu’enfin ils tique-taquent. La tentation est forte chez les lettrés de réduire le lecteur à ses lectures, l’écrivain à ses livres. Nos goûts de chiottes pourtant sentent en même temps la brise marine. Philinte est plus lucide que son ami, même si les ridicules d’Alceste me sont aussi précieux que mes vieilles toux. La pensée que nous serions la somme de nos lectures est rassurante, mais fausse. L’humanité survivra aux mauvais livres. La taie dans l’œil n’empêche pas de voir. La lecture, comme la beauté, est intérieure à soi.
« On le voyait lancer sa fourchette dans le flanc des dindes comme un harpon. »
Accords et désaccords sur la chose littéraire tracent un cercle limité à des habitudes. Nos manques de curiosité nous tiennent lieu de critères infaillibles. Nous choisissons de découvrir l’inépuisable à même notre goût fatigué. Nos appétits ethnocentriques, du coup, donnent au texte inédit la saveur du cyanure. Il faut alors beaucoup de temps à la tribu pour digérer ce qu’elle ne connaît pas. Autant de grimaces.
« – J’adore ces histoires auxquelles on ne comprend rien. Encore ! »
Le lien que le récit rompt de plus en plus souvent avec l’écriture est pour moi la cause de nombreuses déconvenues. Ce sera un jour l’occasion d’une découverte. En attendant, me dis-je, à quoi bon le fil d’un récit sans l’écriture pour le tisser ? La vie est dans la vie et vice-versa. Quel intérêt ? J’y suis et bien planté. La matière de la vie échappera à la vie à condition d’une écriture pour la sortir de la tautologie.
« Le lendemain soir, le douanier français traçait à la craie, sur la valise de Christophora et sur la mienne, le signe de l’infini, qui donne accès à la France. »
Ce petit livre d’un écrivain que je découvre grâce à L’Arbre vengeur est plus qu’un livre. C’est la promesse tenue d’un moment de lecture enchantée que je rapporte au seul mérite de l’écriture et de sa liberté. Merci à L’Arbre et à ses branches. Je connais peu d’écrivains vivants capables de laisser filer ainsi le récit, risquer l’effilochage, au point de ne devoir compter que sur la curieuse folie d’un lecteur de traverse. Le suicidaire est sur la bonne voie. Le monde a besoin d’être prévisible pour être vivable. Un livre perd en intensité ce qu’il gagne en définition. Othon et les sirènes de Pierre Girard raconte cette indétermination heureuse d’un monde où le flanc de la dinde trottine sur les jambes nues de la mélancolie.
« Trouverais-je une autre femme avec qui lire Dickens en pleurant et en buvant du punch ? Notre amour était tranquille, sans fleurs, sans passion, sans désespoir, celui qui débute par l’achat, à deux, d’une lampe à alcool. »
L’Arbre vengeur réédite en même temps Ceux du trimard, de Marc Stéphane, idée géniale dont j’aime à penser qu’elle vient de moi.
« Je ronchonne : mes burnes ! – Ben parlons-en, qu’elle fait : elles sont fraîches. »