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La meilleure manière de survivre à la vie est de plonger dans un roman et de ne plus en sortir. (Au lieu de mourir, faire le mort sous le lit de Madame de Rênal.)
La véritable épreuve du critique, c’est le classique. Car l’histoire de Julien, précepteur amoureux d’une échelle, se réduit vite à l’anecdote d’une tête qui roule dans les bras d’une grande blonde éplorée. Que dire dès lors qu’on a tout résumé ?
Décidément les Suisses. Homo faber de Max Frisch.
(C’est l’histoire d’un père qui couche avec sa fille.)
J’ai plongé. Sans même savoir ce qui m’a pris. J’ai replongé et j’ai racheté Le Matricule des anges. Est-ce Viton ? Est-ce Giraudon ? La rime est dans le crime. J’ai honte. Mais c’est ainsi. Je tiens entre les mains Le Matricule des anges. Mes amis se détournent écœurés. – T’as racheté Le Matricule des anges ! – oui, oui.
Je ne sais pas ce qui m’a pris, un moment ça m’a semblé une évidence, cette brochure sur le comptoir de L’herbe entre les dalles – ce n’est pas tant pour ce qu’il y a dedans, je lis les titres et puis je passe à la littérature, les résumés de livres, en guise de critique touristique, ça me fatigue vite et beaucoup.
« David, 40 ans, a été élevé par sa mère et sa grand-mère, toutes deux abandonnées par leur mari qui leur ont préféré l’alcool et la ruse. Elles lui ont appris à détester ces hommes tout en lui répétant qu’il n’était qu’un “modèle en réduction de l’original (…) Comment accepter de faire un enfant à Mina si une malédiction pèse sur lui ?” » C’est le début de la critique. La vie des personnages de roman n’est pas meilleure que la nôtre. Ils sont toi, ils sont moi. Ils se posent des questions pratiques. Comment atteindre le minou de Mina sans faire trop de détours ? À mon avis, un manuel d’anatomie suffirait – une carte routière pour les moins éveillés.
Vous avez remarqué, les critiques vous racontent l’histoire que vous raconte le livre, et puis choisissent deux citations moisies et les voilà qui se sentent quittes des 6 euros que vous avez payé ? C’est une manie chez les critiques. Ils vous racontent le livre quelle que soit la brochure, c’est l’histoire de David, de Dimitra, d’Alice, c’est l’histoire de Paul et Colette, un couple de charmants retraités, qui vivent au terminus de la ligne B du Havre, station La Plage avec vue sur la mer. Texto. Paul s’ennuie. Colette, je ne sais pas trop ce qu’elle fabrique, la citation n’est pas bien claire. Puis arrive dans leur vie Océane, une étudiante pleine de vie. Ce que c’est que la vie, tout de même ! Une pleine-de-vie dans la vie de sans-vie et ça repart mieux que dans un taxi de la Marne. Un couple, une étudiante, tu reprends goût à la littérature. Paul plonge-t-il dans l’Océane sans le dire à Colette ? Pas miette dans le reste de l’article, scanné d’un œil oblique jusqu’à la fin : « Une leçon de citoyenneté. » À mon avis, la trempette c’est raté. Ceux que les histoires de couple attristent pourront tourner les pages et faire connaissance avec l’homme incertain. C’est bien meilleur qu’une évidence. « Cet homme incertain, c’est le père, et les histoires de père, bien souvent, sont touchantes. » Impossible d’en sortir. Pas le temps de souffler. La littérature, c’est le mariage pour tous, l’album de famille ignifugé.
[Quand même, si. La chronique de Meizoz sur les rebelles suisses (Le Délire général de Niklaus Meienberg), ça m’a intéressé. La Suisse m’émeut. C’est mon côté Milka. J’ai découpé la page et tac ! une punaise au-dessus de mon lit quotidien.]
J’ai retrouvé de-ci de-là des noms familiers, recensés, recenseurs. Et puis celui d’Éric Dussert, qui voue sa vie aux égarés et aux oubliés. Tout nous.
(À quoi tient le militantisme des petits éditeurs militants. D’abord le sabot et bientôt le museau du bouffeur de foin.)
La nuit tombe sur la vérité. J’ai racheté Le Matricule des anges.
Éric Pessan, Le démon avance toujours en ligne droite, Albin Michel, 2015
Éric Pessan est un homme charmant. Je lui dois des excuses. Il mérite mes encouragements : la littérature est un art difficile. Nous irons prendre un jour un verre ensemble dans une station-service. J’ai toujours sur moi des capsules de cyanure.
(On ne me verra pas crier au génie sous la tonsure.)
Voyez mon trouble cependant : Éric Pessan est un homme charmant, mais seul l’écrivain m’intéresse en littérature. C’est embêtant qu’ils portent le même nom, nan ? Comment reconnaître sa chaussure ? J’ai donc lu son livre à cloche-pied, dans un état fébrile. Le démon qui avance toujours en ligne droite y revient très souvent à la ligne.
Il m’a fallu porter des coups de sonde rapides.
« Habitué aux autoroutes françaises, j’attends en vain de trouver une aire de repos. En Allemagne, il faut sortir, rouler vers une station-service, payer pour aller aux toilettes, garder le ticket qui sera remboursé contre l’achat d’un café. »
C’est compliqué, la culture. L’auteur du Grand Ouest ne mâche pas sa peine. Il a la ténacité d’une signalétique routière. Rien ne l’efface ni ne l’arrête. Écrire et maculer, c’est tout un pour lui. La ligne blanche réapparaît toujours dans le goudron des phrases. De haut en bas, de gauche à droite – tremblant, brûlant, souffrant – le héros de Pessan roule ses états dépressifs comme un curseur de traitement texte sur un site de co-voiturage en ligne.
« Je ne sais pas si j’aurais envie de lire cette histoire si je n’en étais pas le héros, je pense en souriant tristement. »
Sartre l’a dit : « La délicatesse est un exhibitionnisme. » Pessan écrivain a la gaîté du camionneur sur une balançoire. Dans ce pauvre roman pour indigents, la répétition, quasi symptomatique, relève d’un nouvel art kilométrique. Le démon de la tautologie habite ce livre, la vie est un embouteillage. Avec Pessan, une roue est une roue est une roue est une roue, et bientôt une voiture, qui s’ajoute à d’autres voitures.
« Je laisse filer les berlines, et la route se brouille, mon champ de vision se trouble, s’emplit d’une lueur blanchâtre, la route s’efface tout à fait, je freine, je dois m’arrêter le plus vite possible, je deviens dangereux. (…) Me tuer. Tuer quelqu’un. »
L’écrivain épuisé prend à temps conscience du danger. Fais pas le con ! Prends un café et tue-toi. (Entretemps, le lecteur s’est barré vers un autre site de co-voiturage.)
« Mes mains tremblent. Mes Jambes tremblent, je m’en rends compte lorsque j’essaie de faire quelques pas pour rassembler mes idées. »
Le démon avance toujours en ligne droite, c’est sa richesse, propose une suite de slogans publicitaires, de mots d’ordre préventifs, contre la fatigue au volant, l’alcoolisme en famille, le cycle hormonal des jeunes filles. Cette rhétorique Michelin tout en gencives relève de l’atelier d’écriture (dessine-moi un clochard sur un banc), de la page de journal intime (mon père a quitté ma mère), du cabinet du psychanalyste (j’ai lu trop de livres, hélas, où fourrer ma bite) dont les blogs de lecteurs sont les prolongements illettrés et impudiques. Il est possible que cette histoire de quête, aux relents de panzerdivision, d’un grand-père disparu et d’un père alcoolique, soit l’hommage que le marketing littéraire rend à la cure thérapeutique qui assure aux lecteurs d’aujourd’hui une forme d’inculture vivable. Soyons heureux, lisons cinq légumes par jour :
« Je frissonne dans le vent, me force à manger trop salé et à boire trop sucré. »
Il faudrait tout citer du livre d’Éric Pessan tant l’art prophylactique y réinvente la machine à café, le distributeur de chips, l’armoire à pharmacie au-dessus de l’évier. On y retrouve la ferblanterie de l’illettrisme romanesque : le sandwich sous cellophane, le coin du voile, le frisson dans le vent, les odeurs âcres, les odeurs douceâtres, l’accent traînant du portugais, l’ingratitude des hommes, le vrombissement des machines, le ronron des moteurs, les Je t’aime de l’amour, le fond de la conscience, les pantalons souillés, le cuir tanné, les tragédies du quotidien ; les cœurs battent follement, les portes grincent, les mains glissent, les clés tournent lentement, jusqu’à l’hilarité parfois : « J’ai déplié mon dos pour éviter les douleurs » (16) ; « je ne voulais pas endosser ce visage-là » (152).
Ne rêvons pas. Revenons :
« J’ai connu l’arrivée des platines laser. Je vis en musique, je dors en musique, je fais l’amour en musique. »
Il y a assurément du Michel Sardou dans cette grandiloquence Grand Ouest. Quand la baudruche se vide ou pète, quelque chose naît, un phénomène atmosphérique, un renvoi libérateur. Ne l’appelez plus jamais France et partez pour l’Irlande et la Connerie marrante. D’une manière générale, Pessan écrivain prend son coton-tige pour un sextoy. Il se fait plaisir en se curant l’oreille, puis vous expose le cérumen de ses visions.
Elles sont pauvres et médiocres. Elles sont sales. La limite de la vulgarité est dépassée dans les quelques pages où Pessan cite Hyvernaud et Antelme, via son héros branlant, David Le Magne, accouplement réussi entre l’Homme Pressé d’y aller et Laurent le Magnifique, prestidigitateur. C’est le médiocre qui s’accroche au beau, et fourgue sa came en contrebande. L’enjeu littéraire et ontologique des chiottes et de la merde dans ces deux maîtres livres lui échappe. Il n’y comprend rien. Il ne sait pas lire. L’écriture y est réduite à des expériences douloureuses. La conception sous-jacente est claire : les récits de retour sont des chefs-d’œuvre spontanés que la douleur anime et auxquels elle suffit. La littérature, c’est l’expérience dite, le mot à mot d’un témoignage étranger aux codes de la représentation. Éric Pessan écrit des chefs-d’œuvre spontanés. La littérature n’est que l’expression de « drames personnels ». Plus la douleur est vive, meilleur en est le rendu. La véracité impose une fois de plus sa littérature.
« Si je veux écrire la vérité, il faudra bien que je sache ce que cela fait d’être assommé d’alcool et de marcher au milieu des gens, d’être la marionnette d’un démon » (72).
Contrairement à Pessan, Auschwitz a un style. C’est pour cela qu’Antelme est grand. La littérature exige une écriture, pas une expérience.
Dans son arrière-boutique sans éclairage, Éric Pessan a fait de l’agitation un art d’écrire, à tâtons et à teutons selon les modes. Son modèle, c’est le champ contrechamp des séries et des biopics. Buchenwald lui a livré ses mystères étymologiques par audioconférence. Éric Pessan a inventé le style latrines toujours propres des stations-services. Sa ligne d’écriture patine dans l’inodore et l’asepsie, « …si bien qu’à la fin les phrases pleurent » (77) et le lecteur heureux se retrouve inchangé devant la glace, en se lavant les mains. Les agencements grotesques de la syntaxe vident les mots de leurs sens et le langage de toute signification littéraire. À la place, le sérieux de l’hygiène et de la diurétique.
« C’est peut-être le syndrome de l’immaturité, toujours est-il que je n’ai jamais pu m’empêcher de ressentir de la moquerie envers ceux qui sont convaincus de leur propre valeur ou de leur importance. » (172)
Toujours est-il que la bêtise sera comptée à l’homme malgré sa misère.
Éric Pessan développe en cent mots une littérature complexée, condamnée à sa propre plainte. Sa prose chuintante est une extension du réel – une manière de le consigner – jamais de le nier ni de le mettre en jeu. « Écrire va me permettre d’y voir clair. » La littérature, c’est du beurre clarifié. Respirer, c’est faire œuvre. Manger sucré, c’est faire œuvre. Manger salé, c’est faire œuvre. « Je transpire. Je fais œuvre. Je marche. Je fais œuvre. Je contemple. Je fais œuvre. Je me relève et reprends ma route. » Qui marche le suive ! Il suffit de deux pieds pour devenir poète, écrivain, romancier. Éric Pessan est le Marcel Proust de l’hygiène de vie. Longtemps, je me suis brouté le melon de bonheur. Cinq légumes, cinq fruits. Dix mille pas par jour. Le tic est devenu son style.
Ce modèle rassurant a rendu la littérature et la publication accessibles à ceux qui ne savent pas lire, à ceux qui ne savent pas écrire. Les 80 % d’une classe d’âge prévus par les ministères. Éric Pessan est leur chef de file.
La postérité lui sera clémente. Je m’en porte garant. Elle éparpillera comme cheveux au vent sa perruque et ses phrases postiches. Nous pourrons alors, 9 quai des tanneurs, jouir d’une véritable perm à Nantes.
Éric Pessan, Le démon avance toujours en ligne droite, Albin Michel, 2015