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417.

Et dire que nous étions à la merci d’un crime !

 

Le voici déjoué de justesse, l’oubli rattrapé, la lecture achevée. À vous de prendre la relève.

 

Je n’avais jamais lu les livres de Rafael Menjívar Ochoa, mort en avril dernier. J’ai vaguement l’impression de lui devoir des excuses posthumes. J’ai longtemps
côtoyé ses livres sans prendre le temps de les feuilleter, indifférent aux Amériques plus ou moins méridionales. En quelques citations choisies, Christophe Esnault m’a révélé l’existence de ces
Instructions pour vivre sans peau, publié aux éditions du Cénomane, par Alain Mala, installé depuis plus de vingt ans au Mans, où l’œuvre  de cet écrivain salvadorien est ou sera
intégralement disponible.

 

Ce livre bref, dont la tonalité macabre est moins une direction que le ressort d’une écriture traduite dans une langue admirable (précision, souplesse, énigme),
signale d’abord une posture et fixe un horizon d’attente pour tout lecteur épris de littérature.

 

Écrire : ça. 

Lire : renoncer à comprendre.

(Commenter, c’est autre chose.)

 

La lumière est allumée à présent ? Elle est éteinte ?
Quelque chose brille, c’est certain.
Mais quelque chose est également sur le point de s’éteindre.
Clic.
Bonne nuit.

(74)

 

La narration relève, à la lettre et au geste près, de l’art du court-circuit, et sonne la mort plus ou moins perceptible du réalisme référentiel dans lequel
s’enlisent encore romanciers et critiques, les thalassothérapeutes culturels d’aujourd’hui. (« Et c’est reparti pour le grand tour ! En voiture, avec David Marsac ! »)

 

Impossible de résumer ce livre, que j’ai lu comme un manifeste, et de se croire quitte à si bon compte de toute analyse (voir votre revue préférée). La poétique
d’Ochoa découpe les linéarités conventionnelles du récit, qui éclate alors comme peau au soleil, en bandelettes d’anecdotes putréfiées, détachées, lâchement reliées à l’ensemble, vignettes sur la
morale, considération sur l’amour, le meurtre, avec sans doute
en filigrane l’histoire du Salvador.

 

Ce découpage soigneusement effectué décompose littérairement le récit dans le même temps où Ochoa choisit de maintenir la cohésion et la tension de la phrase,
toujours intelligible quoique rarement référentielle. Du sens circule au niveau de la page, un récit s’ébauche, que la phrase semble porter, mais sans que le lecteur puisse en voir la direction
précise. À la fin même, il faudrait tout reprendre.

 

Certes, quelque chose est dit de la mort, de l’amour, etc. – mais il me semble que l’écrivain envisage ces moments écrits comme autant de signes destinés à
créer un espace littéraire, sans visée particulière, les englobant toutes, n’en désignant aucune.

 

Rendu à sa liberté, le lecteur est invité à traverser ce brouillard narratif afin de faire lecture de la page qu’il a sous les yeux : en choisir le
détail, en considérer les nuances, prendre du recul, avancer, voir, renoncer à voir, à la manière d’un spectateur devant un tableau abstrait, semi abstrait, figuratif même, impression générale,
totalité absente, touches et couleurs, formes et matières, moments épars dont la temporalité est tributaire du regard et de la lecture, non de l’histoire : leitmotiv obsessionnel de
la chair mutilée, de l’attente, de l’orgasme différé ou vécu, d’un miroir absorbant les visages, d’un meurtre prémédité, de considérations sur le Décalogue et suggestions de possibilités
narratives ouvrant sur une poétique du roman fondée sur l’écriture. Le b.a.-ba. littéraire, illustré avec éclat.

 

Une face du miroir montre une multitude de silences. L’autre se colle honteusement au mur.
    À cette extrémité du miroir il y a un dos. À l’autre, du froid.
    (Où vont les images des miroirs lorsque l’on est mort ? Comment vieillit un miroir ? Comment l’amener à la raison sans le briser ?)
    L’ombre d’un miroir sans tain : comment connaître la vérité si l’on ouvre la porte, sort, la referme et que l’on s’en va pour toujours ?

(111)

 

  En suivant Rafael Menjívar Ochoa, le désir d’arriver à la fin d’un livre ne relève plus du suspense narratif énuméré en autant de rebondissements
psychologiques, d’exotismes culturels, de considérations sur la vie, ni de la ferblanterie habituelle qui constitue le roman(man) contemporain en tétine apaisante pour adultes ; dans ce livre,
notre désir d’arriver refuse tout à notre désir de comprendre, car nous sommes dans ce livre assurément quelque part, dans les mots d’un écrivain qui n’entend pas recréer la vie pour en
saturer notre imagination, mais la décoller à même le fond de nos boîtes crâniennes.

 

– La formule finale est belle, se dit David Marsac, avec satisfaction. Mais que veut-elle dire ?

 

 

Rafael Menjívar Ochoa, Instructions pour vivre sans peau, traduit de l’espagnol salvadorien par Thierry Davo, Cénomane, 2004.

416.

Il se trouvera toujours des gens pour dénigrer ce que vous écrivez, profitez-en, prêtez-leur un dédain attentif, et demandez-vous in petto, à la gueule de
vos contempteurs, ce qu’en penserait Shakespeare, Balzac, Melville ou Marsac. (Pour le dernier, me demander directement.)

 

La critique en polyester compte autant sur le 14-Juillet pour s’enflammer que sur la rentrée littéraire.

 

Si vous avez des doutes sur vos écrits, lisez la page critique de Martine L. qui désormais émarge au M-D-ZA (surtout pas de noms). Parcourez la critique, les
extraits, les références, le prix (et surtout le code-barres).

 

Votre dédain ne me touche pas autant que les deux dindes à vos côtés, gloussait David Marsac dans le poulailler.

 

(C’est pénible, même pour la guerre il faut être deux.)

415.

Je ne vois pas ce qui m’empêcherait de passer à la postérité sous le nom de William Shakespeare, se dit William Shakespeare, dans le petit miroir de sa salle de
bain.

 

–  Toute œuvre immense se prête aux expropriations, elle est elle-même usurpation du génie collectif d’une époque réduite à un génie singulier. Le courant
d’air dans ma narine m’appartient-il ? La crasse sous mes ongles ? Le pli de ma ride ?

 

On tira de côté le petit éditeur prestement, on lui coupa les bras, on lui coupa les jambes, on lui coupa les joues, on lui coupa le nez, on lui coupa la langue, on
lui coupa la bouche, et après l’avoir copieusement ramoné et rabonné au Matricule des Anges, on l’aperçut encore dans le petit miroir où ses grimaces étaient restées collées.

 

La vie galope, sabots devant, sans selle ni cavalier.