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Plié en deux dans son maroquin rouge reposant sur le flanc, le petit éditeur jouissait des plaisirs de la vie incunable, signet du pouce entre les dents.
– À quels hasards de la distribution devons-nous les grands noms de l’histoire littéraire ! attaqua le petit éditeur à la tribune du lavabo. Imaginez
Balzac me remettant deux siècles plus tard ses tout premiers romans, Baudelaire ses fleurs maladives et Nerval ses Chimères. Ces grands noms immortels (brosse à dents tournoyant dans le
soir embué) seraient aujourd’hui inconnus de nos anthologies, et tributaires de la curiosité d’une quinzaine de libraires audacieux – Esprits sublimes de la déroute !
– Mais dans ce cas, s’interloqua David Marsac, dans un mouvement d’envol de pâte dentifrice, qui sont les inconnus qu’on célèbre à leur place ?
– Se pourrait-il aussi, dans l’horizon du pire, que Balzac, Baudelaire et Gérard de Nerval soient les usurpateurs de grands noms inédits ?
(Pâte molle chue dans le lavabo.)
– Tiens, se dit le petit éditeur. Il se replie aussi dans ma salle de bains.
Veux-tu que nous fassions mousse commune ? Que nous prenions ensemble un bain ? Tu me liras tes inédits, délicatement je te shampooinerai.
– Mais à qui s’adresse-t-il ? se demandait David Marsac, dont la tunique de Judée dansait dans le miroir.
– Ça devient chaud et hypertextuel, pantelaient ses lecteurs par le trou de la serrure.
Enveloppé dans un vieux drap de la Samaritaine, qui ne sentait pas la myrrhe de Judée, David Marsac eut l’impression d’avoir déjà vécu ce matin rêche, à l’instant
même où – Tiens, me revoici ressuscité ! – il lui fallut s’extraire du pageot, au son des trompettes matinales, remettre tunique et sac à dos, et à nouveau en route, hirsute et merde, pas le
temps de me faire une tête ovale, vers la foule incrédule des libraires, et à nouveau renouveler le miracle de la littérature changée en petit lait pour garnir son frigo.