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1266.

Critique de la raison fluviale ou Comment les fleuves coulent vers la mer.

Je reviens à mon idée première : le problème du livre, ce n’est pas Amazon, ni les attaques résiduelles contre le prix unique des livres, le problème majeur, c’est le faussaire indépendant. La formule a le mérite de déplaire illico aux pourvoyeurs de livres qui se vendent bien au lieu des livres qu’ils ne vendent plus. On fait le tri plus vite.

Critique de la raison numérique, publiée chez Delga en septembre 2013, accroche des queues de poisson à des lunes rondes et réinvente le lieu commun, le monstre du Loch Ness, la grenouille bleue d’Amazonie.

Avec la coquetterie d’un pamphlétaire débordé par sa langue, l’auteur qualifie son livre de brochure. Bien. Un nous de majesté rappelle qu’il dénonçait déjà dans une autre brochure « les pratiques des « grandes enseignes », marchandes de livres aussi bien que de gadgets électroniques et d’art ménager, à l’encontre des jeunes libraires qu’elles emploient et auxquels elles fixent désormais des objectifs. » Il s’agit donc d’une suite et d’un pamphlet.

Bon. Patience, me suis-je dis, face à la majesté de la démarche. Protégeons nos libraires contre les prédateurs, la liberté est à ce prix. Unique, comme chacun sait. Ce livre entame ensuite tout schuss un cours sur la marchandise, le travail et la plus-value, la libre circulation des biens, l’exception culturelle et autres considérations critiques sur la raison pratique et la raison pure, notions indispensables, nous dit l’auteur, de chapitre en chapitre, attisant notre impatience en même temps que notre colère, pour bien comprendre que le livre n’est pas un produit comme les autres tant les rapports sociaux qu’il permet de construire sont différents. Tiens. Ce faisant, Marx, Barthes, Debord, Semprun, Lacan, Deleuze, et d’autres philosophes, et quelques citations et considérations et mots en italique défilent, sans oublier les notes de bas de page (78) + programme militant en annexe. Au terme de soixante pages tout en éclats de voix et raclements de gorge, moi bouillant d’impatience de foutre le livre au feu, j’apprends le fin mot de l’énigme enfin élucidée à la page 65 : le livre (le livre) a une valeur économique et sociale particulière ; le numérique est une idéologie sans réalité…

À la page 66, j’ai ri. Il était temps. Je vous la recommande. J’ai ri aussi à d’autres endroits, je l’avoue de bon cœur, aux quelques traits et formules où l’auteur libère enfin le styliste et fait taire le vilain discoureur qui raisonne en lui (une bonne recrue pour L’Autre livre). Sur les discours en boucle vantant depuis dix ans la lecture numérique, je l’ai senti à son affaire, sa véritable affaire, enfin centré sur le sujet annoncé par le titre qu’il prend un plaisir solitaire à différer tant et si bien que la colère de son lecteur l’emporte sur sa patience. Cela étant, l’analogie entre lecteur et gastronome de la page 66 m’a réjoui : il ne viendrait en effet à l’idée d’aucun de ces deux amateurs, écrit notre styliste en majesté, « de s’alimenter par perfusion au motif que c’est “plus moderne” ou plus “pratique” ». Bravo ! Bien vu ! ai-je écrit dans la marge de ce livre joliment imprimé à L’Haÿ-les-Roses, relié et composé sur Linotype. C’est drôle et fort. Preuve que le style libère l’homme et déride la pensée. De fait, la critique de l’idéologie du tout-numérique m’a semblé juste et précise dans sa relation au livre et au consumérisme. (Je vous épargne quand même la verve molle de ce nouveau Swift sur « l’amas zone » et le « Fesse-bouc ». Ça manque de Viagra.)

Ma colère, ce faisant, reste intacte, légitime, outrancière, généreuse, contre la méthode qui consiste à assouplir le lecteur avec des lieux communs (le livre, le numérique et les réseaux sociaux), pour mieux lui chanter dans l’oreille le refrain célébrant les vertus des librairies indépendantes et de la chaîne du livre, le tout assorti d’un Plan livre ouaf ouaf : Demain chez mon libraire.

S’il est juste de dire que le livre (le livre) se prête mal à la compétitivité (p. 60), il demeure pour le moins nécessaire de préciser que les modalités actuelles de circulation des livres rendent la démonstration sur la compétitivité plus incertaine. Le caractère complexe du livre, très souvent signalé par l’auteur, n’est jamais abordé dans ses modalités de diffusion ; le Plan livre ne parle que de distribution. La diffusion, c’est le type qui passe chez les libraires et place les livres d’un éditeur, les conditions de paiment et de retour ; la distribution, c’est le type qui attend la commande du libraire et lui envoie les livres. Lequel est le plus précieux, je vous laisse deviner. C’est là que cette brochure bascule comme une vieille brouette et que le couperet tombe sur l’auteur renversé.

Car le caractère exceptionnel des livres (fonction sociale incluse) est aujourd’hui balayé par les modalités de diffusion des livres et par les choix que font ou ne font plus les librairies indépendantes. L’auteur n’en dit rien, le problème est pour lui simple : l’oligarchie politique et médiatique a dévalorisé la culture populaire et ouvert la porte à « la puissance de destruction massive de  l’amas zone ». Ce n’est pas faux. C’est partiellement vrai. Les libraires et les lecteurs ont fortement contribué à faire de la culture et des livres un espace de divertissement et de consumérisme immédiat. Ils ont leur part de responsabilité. Le jacobinisme républicain ne peut pas tout faire. Idéalisant la réalité des ambitions culturelles de ses contemporains, l’auteur propose, pour le salut public des libraires, d’accorder l’exclusivité de la vente de livres aux seules librairies indépendantes et de réserver aux « grandes enseignes » la vente de machines à café. Ce que diront les cafetiers, nul ne le sait. Les boulangers ? Pas mot. Les maraîchers ? S’en fout. Les volaillers ? Pas grave. Les amateurs de barquettes de Goncourt ne verront pas la différence.

Selon cette logique à venir, les librairies indépendantes auraient eu l’exclusivité de la vente des deux livres essentiels de l’année 2014, qu’elles ne se sont d’ailleurs pas privées de défendre et de solliciter : le premier d’un saltimbanque maurassien, le second d’une vieille amante délaissée. Le tour est joué, le transfert est fait, la question réglée. Les librairies indépendantes prennent le relais de vos supermarchés. Bientôt des gariguettes sur leurs comptoirs (si ce n’est déjà fait).

Il existe d’autres chansons sur la question. Une éditrice reconnue des milieux littéraires me disait il y a trois ans qu’elle tirait une partie non négligeable de son chiffre d’affaires des ventes par Internet et sur Amazon alors que de nombreuses librairies indépendantes refusaient de vendre ou recevoir ses livres. Certaines librairies indépendantes (au Mans notamment) refusent les livres distribués par les Belles Lettres… Contrairement au refrain de la chanson connue sur le libraire et les mortelles grenouilles d’Amazonie, la pratique des retours et des logiciels de gestion des stocks laisse peu de chances aux livres à diffusion lente chez nos amis indépendants. Les témoignages de cette nature ne me manquent pas, y compris sur l’indélicatesse de certaines librairies qui paient leurs factures à 9 mois, retournent les livres après 20 jours, les perdent ou menacent de les jeter si l’éditeur, indépendant lui aussi, ne vient pas reprendre les invendus (le libraire se garde de les lui renvoyer). Ces récits sont moins glorieux que les tirades du gladiateur s’inclinant devant César déguisé en parlementaire, mais plus proches de la réalité.

Il existe des librairies d’exception, avec ou sans label formaté par l’administration du livre. Travaillons à les faire connaître selon des critères de choix littéraires et d’honnêteté. De toute évidence, le public suivra.

Si les dispositifs défendus par notre nouveau Swift venaient à être mis en place, quels choix feraient les librairies indépendantes enfin rassurées sur leurs fins de mois ? Je me le demande. Proposeront-elles les livres de Laurent Albarracin, d’Arthur Bernard, de P.N.A. Handschin, des éditions de la Cabane, de Victor Serge, d’Arno Schmidt, d’Egon Kisch, Les vingt sonnets à Marie Stuart, ou se contenteront-elles, comme elles le font déjà, d’exposer dans des caisses en sapin posées à même le sol des exemplaires moulus par la poussière de poésies et de romans à diffusion si lente que la plupart des libraires et des journalistes spécialisés en ont oublié le nom et les maisons qui les publient, depuis longtemps défuntes ?

Livres Hebdo n’en avait pas parlé !

L’auteur de cette Critique de gladiateur s’appelle Dominique Mazuet, le même que sur la couverture. Je n’en avais jamais entendu parler. J’ai appris via mon écran numérique qu’il est président de l’association d’auto-défense des métiers du livre, ADML, et fervent adepte de la chaîne du livre, à laquelle sont pourtant attachées de nombreuses casseroles. Il est aussi libraire à Paris, dans le 14e, et très présent dans les journaux. Monsieur Expert et Monsieur Propre : un libraire deux-en-un, en quelque sorte. Lisez son Plan livre, Demain chez mon libraire : il est rédigé dans la novlangue à laquelle il s’attaque. Rien d’étonnant à ce que les mesures préconisées par ce libraire, au physique de Danton, envisagent « la création d’un comptoir coopératif mutualisant les ressources nécessaires pour permettre à chaque éditeur et à chaque libraire indépendant de proposer les livres, aux meilleures conditions de prix, de disponibilité et de conseil selon un principe égalitaire et démocratique effectif sur tout le territoire national. »

Ça m’a foutu les jetons ! J’attends le prix des cotisations. Il va de soi que dans l’esprit de ce pourfendeur de l’immédiateté numérique et des grandes enseignes qui la vantent, il est nécessaire, « pour faire pièce à la vente directe, de doter la chaîne de médiation des métiers du livre, déjà riche des compétences actives de 150 000 agents qualifiés, des moyens techniques et humains lui permettant d’assurer à chaque lecteur du territoire national de pouvoir identifier et trouver tous les livres qu’il souhaite, disponibles, près de chez lui : le lendemain chez son libraire… »

À quoi occuperont-ils leurs surlendemains ?

Une chose semble d’ores et déjà acquise : le jargon autobronzant du marketing de masse est disponible dès aujourd’hui chez ton libraire indépendant et réfractaire à tout changement. Les transferts de compétences et de parts de marché lui suffisent.

Je me répète. Les modalités de circulation des livres réintroduisent au niveau des contenus la compétitivité que le prix unique neutralisait au niveau des produits. Tous les livres sont égaux mais certains le sont plus que d’autres. La masse des lecteurs se jette sur les livres populaires que lui prescrivent le journaliste et le libraire, tous deux indépendants. La réforme proposée changerait le volume des affaires sans en changer le principe. Il importe au contraire de défendre des livres et non du livre, des aspirations littéraires au-delà des bilans comptables. Il est d’ailleurs peu question de littérature dans cet ouvrage qui parle du livre comme le concessionnaire parle de voiture.

En attendant ce jour béni-oui-oui de la réforme promise, les libraires peuvent toujours commencer, tondus et gant-mapés, par faire le ménage sur leurs tables ; et les petits éditeurs militants renoncer à faire imprimer leurs livres en Bulgarie à des salaires indignes de leurs contenus.

Pour le présent ouvrage : élever son contenu à la dignité de sa reliure.

Ainsi soit-il.

Et qu’on s’en déchaîne.

 

1265.

EXTRAIT 5  Correspondance avec l’ennemi, C. Esnault (à l’impression, parution 2015)

C-Esnault-Corr-ennemi-SNCF

 

1264.

EXTRAIT 4 Correspondance avec l’ennemi, C. Esnault (à l’impression, parution 2015)

C-Esnault-Corr-ennemi-SNCF