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Passion servile et livres mal servis.
La Revue 303, belle revue – j’ai sous les yeux le numéro spécial sur Jacques Demy – me demande à son tour des SP, pour inaugurer sa nouvelle formule. En soi, c’est une idée, la nouveauté ça change, ça remet les pages en mouvement, on sort des sentiers rebattus, le thème central, les belles images, le vieux Gracq dans sa bicoque bradée par les neveux, on change tout. L’idée nouvelle est donc d’ouvrir à la littérature les pages de la revue sous la forme de chroniques régulières. Je suis flatté d’être invité à y participer, d’y voir bientôt nos livres, ça m’émoustille, pensez-y, en échange de SP, cette fois, une fois de plus quand même, la revue les demande « afin que nous puissions parler de votre travail ». C’est amical. Cette formule est un gage de sérieux et vaut quasi article. C’est à Alain Girard-Daudon, ancien libraire, que reviendra, me dit la chargée d’édition, de faire la recension de nos ouvrages dans sa nouvelle rubrique, de nos ouvrages et d’autres. Girard-Daudon ?
Le nom ne m’est pas inconnu. Il m’est même familier. Et je dirais même plus. C’est aujourd’hui le nouveau président de la Maison de la Poésie de Nantes, auquel, quand il était libraire, je m’étais empressé par deux fois d’adresser nos premiers livres, en 2010, en 2011, envois gratuits, SP de droit et de coutume, avec lettre de motivation – motivé je l’étais – suivie de coups de téléphone à défaut de blessures volontaires. Il n’était pas intéressé à l’époque, c’est son droit, submergé je crois bien par des demandes tous azimuts, un libraire est très sollicité, un éditeur aussi, le premier par les éditeurs, le second par les manuscrits d’aspirants écrivains, les piles, le pilon.
Chacun devra porter sa chaussure en ce bas monde.
Du coup, que faire ? Girard-Daudon, en nouveau retraité président, a beaucoup plus de temps pour lire, me suis-je dit, qu’au temps où il était libraire, je le suppose sans certitude, quoique – je le connaisse aussi pour l’avoir lu dans la revue Encres de Loire, revue dédiée à la littérature et soutenue par la Région, où officie aussi Éric Pessan, et quelques autres, de la région, se recensant et s’encensant réciproquement, ou peu s’en faut, je fais un article sur ton livre, tu fais un article sur le mien, tu refais un article, je refais un article.
– Tu vas pas refaire un article quand même ?
– Mais si, je refais un rarticle sur un relivre de toi !
Du coup nos livres, promptement envoyés à cette revue, étaient listés (parus aux doigts suivi du titre), mais jamais recensés – encensés, je vous laisse déduire.
Alors du coup que re-re-faire ?
Les faire payer. Je leur ai proposé de payer les SP. Qu’eux les paient, les SP, pas moi ! Tu t’imagines, non mais ! Abuser du travail d’autrui. Autrui, c’est moi (demande donc tes chaussures en SP ou tes lacets en vente gratuite). Payer, n’est-ce pas une chic idée pour soutenir la création + relance de l’économie ?
Vous payez les SP, leur ai-je dit, avec remise de 60 % (je leur offrais gratis le livre paru avec soutien du CNL, on n’est pas des clébards sans collier quand même).
Depuis, pas de nouvelles. Les SP sont dans la remise. Je répète. Les SP sont.
Payer pour lire devient inacceptable. Dans la remise. Payer pour un libraire, payer pour un journaliste, payer pour un auteur qui vous envoie son manuscrit, payer un livre devient obscène et incompréhensible. Les lecteurs, les auteurs, les blogueurs, les chroniqueurs, ce sont souvent les mêmes, ne voient pas bien pourquoi ils paieraient les livres dont ils parlent dans un français plein de bonnes intentions alors qu’ils doivent déjà acheter leurs chaussures.
C’est un peu triste, bien sûr, d’en arriver à la remise. 60% a tout l’air d’une insulte et d’une mesquinerie. Je n’ai pas eu le courage de pousser la remise jusqu’à 100.
Je vous rassure. Le critique ne restera pas longtemps sans emploi. Eric Pessan publie bientôt un nouveau livre. De ce côté, je n’ai pas d’inquiétude. L’avenir de cette nouvelle rubrique dans la nouvelle formule de 303, belle revue – j’ai sous les yeux le numéro spécial sur Jacques Demy – est assuré. Alain Girard-Daudon, ancien libraire et nouveau retraité, est tourné vers l’avant, j’ai confiance, le bon côté de l’avenir.
(Le nôtre traîne un peu la chaussure.)
Car un article de 303, belle revue – d’une manière générale quelle que soit la revue – n’a aucune incidence sur les ventes, juste sur les amitiés et nos rêves d’accélération du temps présent. Un ou deux de nos livres entreraient à Vent d’Ouest, librairie fondée par Alain Girard-Daudon, ancien libraire, auteur et dorénavant président, c’est certain. Avec un peu de chance, deux lecteurs, deux distraits sans blog ni revue, achèteraient nos titres pour le plaisir, assorti d’une remise.
Du coup que faire (et re-, et re-, et re-) ?
La plupart des articles que j’ai lus sont écrits plume éteinte et, en ce sens, ils sont l’exact reflet des conditions de leur publication. Les mêmes causes produisent les mêmes articles de complaisance sur des ouvrages connus d’avance.
À quoi bon un article sur Jean Rouaud signé Alain Girard-Daudon ? À quoi bon un article de Guénaël Boutouillet sur Eric Pessan ? De Gérard Lambert-Ullman sur X ? Le sens de ces articles ? À l’exception de Jean Rouaud, les recenseurs et les encensés sont membres du comité de rédaction de la revue Encres de Loire.
« Les bateaux sont tous coincés au port, sauf celui du père. Où est-il donc le père ? Ce père qui était ami avec un cormoran ; ce père si solide qui lui a tant appris. » (Le nom du rédacteur de cette phrase à fond plat figure dans Encres de Loire, Printemps-Été 2014, n° 67, p. 32, accessible en ligne.)
Plutôt le corps mourant du livre que ces lanceurs de frisbee.
Nous rappelons ici les précieux commentaires postés le 15 octobre 2014, sur notre site précédent, par nos amis bénévoles ; la migration vers OVH en mars 2015 en a perturbé l’exportation :
« Pour la troisième année consécutive, le réseau social du livre Libfly.com, Libr’Aire, l’association des libraires indépendants du Nord-Pas-de-Calais, le journal en ligne Mediapart et les organisateurs des Soirées mensuelles de la petite édition, s’unissent en vue de valoriser les parutions de près de 150 éditeurs indépendants francophones à partir du mois de septembre dans les librairies, bibliothèques, sur internet et ses réseaux sociaux.
Comme en 2012 et 2013, l’opération La Voie des Indés (Lisez hors-piste !) propose aux lecteurs, blogueurs et bibliothécaires de recevoir gratuitement un livre à partir du mois d’août 2014 en échange d’une chronique de lecture sur Libfly, sur leurs blogs et sur le site des libraires indépendants. Un forum dédié sur Libfly permet à chacun des éditeurs participants de présenter sa ligne éditoriale. »
Ce long mail, redondant et bavard, dont vous venez de lire les 1er et 3e §, est une illustration des dérives perceptibles du label dit indépendant. La chaîne du livre, à l’instar de la chaîne agro-alimentaire, a développé sa norme bio, écologique, respectueuse de la biblio-diversité. Lisez Indé, mangez bio, les deux sont compatibles et vous garantissent une transition énergétique vers une littérature sans effort ni fausse phrase.
La différence s’affiche d’emblée : Les coopératives bios vendent leurs produits sans les brader. Les Indés vous demandent des livres gratuits.
Le message est clair : les lecteurs et les prescripteurs de livres n’auront rien à payer. « La voie des Indés propose aux lecteurs de recevoir gratuitement un livre. » Les livres ne coûtent rien, les éditeurs s’engagent à vous les offrir. Vous n’avez qu’à les demander. Le statut de lecteur exige la gratuité.
– Dindon indépendant, compte tes plumes !
En échange, l’éditeur et l’auteur auront droit à un article mal fagoté de Marie-Claire, Lucie et Julien, lectrice, blogueuse et bibliothécaire à Berk, Beurk et Brouck. L’éditeur indépendant s’engage par ailleurs à répondre à la demande des journalistes qui aiment lire gratuitement.
À aucun moment, il n’est question sur le site de l’association d’acheter, payer, donner de l’argent, établir un virement, proposer des sous, tirer de sa poche un kopeck pour l’envoi de livres. L’indépendance n’a pas de prix.
Ces petites mains pleines de bons sentiments rentables et de services gratuits vous promettent une visibilité hors piste. 150 éditeurs enverront en moyenne 3 de leurs livres. Calculons. 3×150 = 450 livres sur la sellette indépendante, auxquels s’ajouteront les 6 ou 700 livres de la rentrée. Il n’est pas exclu que ce soit les mêmes et que l’on tourne en rond. Toupie pour toi.
Allez sur le site de Libfly.com vous rendre compte de l’esbroufe ou de l’escroquerie : les mêmes procédés conduisent aux mêmes choix.
À raison de trois articles illettrés sur des blogs sans audience, les éditeurs sont quasi assurés de recevoir trois nouvelles demandes de SP de la part de nouveaux illettrés conquis : vos livres ne valent pas même qu’ils se déplacent dans une librairie !
Le plus spectaculaire dans la transaction est la démarche insidieuse : ces petites fripouilles (« Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? »), qui parasitent l’édition indépendante, récupèrent sur vos sites vos données, associant en loucedé vos livres à leurs manigances. Je ne suis pas responsable, me répond la responsable. La technique décide à ma place. Et voici Brodsky et Perrine Le Querrec attachés à la chaîne ouaf ouaf du livre indépendant.
J’ai naturellement vitupéré. La petite dinde du service com’ l’a très mal pris. Elle aurait aimé me voler dans les plumes. De toute évidence, mon indépendance ne valait pas la sienne. J’aurais dû m’associer à une si bonne idée, y contribuer, faire acte et preuve de militantisme, caqueter en cadence, me dandiner, danser au son des SP.
Gratuit-tuit ! gratuit-tuit ! gratuit-tuit !
Voilà qui est fait.
Le Diable est son ami. Il traverse ses romans, s’y installe, les habite, propose ses formes aléatoires : le Diable lui-même, dans les Dialogues avec Satan ; le Diable en filigrane, dans Monsieur le Curé ; le Diable en personnage, dans Erik Le Rouge ; le Diable en pleine croissance, dans L’Avenir est notre poubelle. Et le Diable entre fous, dans l’opus du même nom.
Dans une longue partie de ping-pong dialectique, Jean-Luc Coudray a fait du Diable le compagnon d’un Dieu omniprésent dans ses ouvrages, une pure transcendance. Par dessus le filet, chacun se penche sur la banalité des existences humaines désormais incapables d’accéder à l’universel autrement que par l’affirmation de leur banalité. L’homme banal se rend aveugle au sublime de sa nature pour en accepter docilement les formes domestiquées par les usages et les réseaux sociaux. Des hommes en bonne santé à l’horizon étroit, aux idées mesquines, aux ambitions réduites. Humanité idéale ? Humanité stérile ? Chacun tire la raison à soi.
L’homme sans Dieu a fait de son portable un Dieu infiniment petit, infiniment puissant, inaccessible à la prière, prompt à la commande. La Nature n’est plus pour l’humanité technologique qu’un décor naturel, localisé par GPS ; le monde, un condensé de panneaux solaires, de mouvements d’éoliennes, le retraitement des eaux usées. Dans les livres de Coudray, l’homme ordinaire ne sait plus puiser en soi la puissance créatrice qu’il a déléguée aux machines.
De là le goût de cet auteur pour le dialogue, la saynète discursive, la parabole édifiante, mais toujours doublé d’une ironie subtile, précise, percutante, qui marque d’une cohérence et d’une tonalité inédite son système narratif. Dans les récits de Coudray, l’imparfait tient en respect le passé simple. Le moment de la contemplation l’emporte ainsi sur les avancées du récit, toujours un peu anecdotique dans ses partis pris : Dieu, Diable, l’homme naturel ou cette magistrale réappropriation du mythe de Robinson (Les deux îles de Robinson). Les histoires de Coudray ressassent des thèmes simples et solides (la vie, la mort, l’amour, le sexe, l’argent, Dieu), roulés et rebattus par le langage. Son corps avait la raideur et la finition d’un parapluie fermé. Qu’on ne se méprenne pas. Les livres de Coudray assument pleinement leur fonction narrative ; la machinerie romanesque y est d’une efficacité d’autant plus redoutable que l’auteur en projette les divers éléments sur une toile de fond à la fois changeante et mobile, traditionnelle et convenue. Nous regardâmes quelques instants la cacophonie des visages et des corps. Il y a du Girard dans Coudray. Du Chevillard attendri.
De sorte que lire Coudray est plus qu’une aventure romanesque. La parabole et l’aphorisme se disputent le devant de la scène. À tout moment, le moraliste cède la parole à l’ironiste pour faire dérailler sa logique austère et en récupérer les paradoxes : Il faut revenir à la purée. Penser mou. Contrairement à ce que l’on croit, la folie n’est pas confusion mais excessive clarté.
Ou encore :
Plus ils font mal et plus ils se ressemblent. Les cathédrales sont différentes mais leurs ruines identiques.
La beauté inventive et la précision de l’écriture font de Coudray un classique d’exception pour notre siècle en manque de grâce. Chaque livre, avec ici et là des préférences, dont ce bel Entre fous que nous offre L’Arbre vengeur, est une danse de l’intelligence sensible. L’esprit se dresse sur la pointe du pied, le lecteur prend appui, s’élance, retrouve la foi au-dessus de la page, la phrase le porte et le soulève par sa puissance tendue, et voici un lecteur virevoltant sur la corde élastique d’une phrase imprimée, petit rebond, petit rebond, et à nouveau petit rebond toujours plus grand. En librairie, ouvrez le livre aux chapitres 20 et 32. Il est question dans le premier d’un Chinois sans Chine, dans le second d’un homme sans éditeur. Ouvrez le livre et lisez au hasard, sans souci du récit, loin de toute signification, sens en alerte :
Je choisis dans le parc un arbre si vaste qu’il débordait ma capacité de perception.
Si la phrase vous déborde, achetez. Il n’est pas interdit de faire délire commun.
Depuis Erasme, la folie parle d’or. Les fous sont nos meilleurs alliés contre nos pensées tristes et nos lubies stériles. Vivre n’était possible qu’en échouant neuf heures par jour. Voici la pensée triste d’un homme qui ne sait plus suivre sa pente, qui la remonte chaque jour comme une horloge. Vivre est possible à condition d’accepter l’usage poétique du langage. Voilà pourquoi cette pensée triste est aussi drôle et belle. Vivre est involontaire : on ne peut faire qu’autrement.
Au-delà de la satire des mœurs de notre époque, en partie mœurs d’autres époques, le livre de Jean-Luc Coudray élabore en creux un traité littéraire. Multipliant les formules sur la figure de l’artiste, faisant du fou la représentation idéalisée de l’écrivain, Coudray rappelle dans un rapprochement saisissant que l’art contemporain a pris l’habitude de plaquer sur l’œuvre un commentaire extérieur, sans relation avec l’œuvre commentée. Or, si rien n’interdit qu’un bout de craie fasse sens et œuvre, en littérature, c’est le discours qui doit faire œuvre, pas le bout de craie. À la manière de l’artiste contemporain, l’écrivain est devenu l’exégète de soi-même. Son bout de craie a remplacé l’œuvre.
De son côté, en quête de lui-même, inaccessible à l’autre en soi et hors de soi, le lecteur s’est forgé une identité à l’identique. La littérature actuelle lui tend à sa demande le miroir plat d’une image de lui-même en autre aplati, identique à chacun, ne ressemblant à personne. Ce lecteur aplati ne semble plus capable d’appréhender les œuvres littéraires – anamorphoses et singularités ne ressemblent plus assez à la banalité de sa tristesse. Des dizaines de milliers de lecteurs recherchent ainsi, dans la fabrique du romanesque mondialisé, le visage uniforme d’eux-mêmes et des autres. Indiscernable dans le miroir, chacun devient fou d’une folie plate dans laquelle il est impossible de reconnaître les formes étranges et surprenantes de la littérature, désormais réduite à une histoire : la sienne. L’étrangeté lui échappe, et avec elle, l’altérité possible. Le lecteur pétrifié reste lecteur de lui-même dans un miroir où change la signature des miroitiers : Lemaître, Echenoz, Kerangal, Foenkinos, Rosenthal, Gaudé, Carrère, Adam, Reinhardt, Musso – l’écart n’étant plus significatif au regard du résultat. Un lectorat au « visage simplifié » fait masse et figure uniforme au contact de noms interchangeables. Badoit ou Perrier. La question n’est même plus posée.
Le désir de lecture, qui autrefois se nourrissait d’un manque, est devenu une aspiration chimérique : le manque manque. Le manque n’est plus. Il a été comblé à l’identique. L’artiste fabrique un objet qu’il soumet au ressenti du public. Le ressenti s’impose et ne se discute plus. Le débat littéraire est clos. Des flocons fatigués tombent sur la page blanche. Le mégaphone de l’écrivain et la mégalomanie de l’artiste l’emportent sur la déraison littéraire débattue entre fous acharnés. Le fou se rassoit, le chat reprend sa place sur ses genoux. Un peu seuls ces temps-ci.
– Et vous comptez faire fuir combien de lecteurs avec vos clochettes ?
– Tous. Les autres vous sont acquis.
– Une seule raison de lire ce livre ?
– La reliure.
Jean-Luc Coudray, Entre fous, L’Arbre vengeur, 2014