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Notre époque de nabots se cherche un Don Quichotte.
(Elle va finir par le trouver.)
Je viens de recevoir le journal Hippocampe – beau journal, là n’est pas la question. Contrairement à mon habitude de ne pas donner suite aux demandes de SP, j’avais envoyé un Brodsky à Thierry Gillybœuf qui désirait en parler à l’occasion du lancement estival d’une chronique consacrée à la poésie. Va donc pour un Brodsky. (Il se vend bien merci.) Va donc pour une chronique estivale. (Il se vendra mieux.)
Je reçois le journal gracieusement (il se vend bien aussi) et je lis la chronique.
Un bras, deux bras. Au troisième c’est l’accroc. Nique ta chro- !
Mon pied n’a fait qu’un tour : botter le cul de l’hippocampe, lui foutre au cul sa propre feuille de chou, qu’en se torchant un feu au cul l’éclaire !
C’est pas croyable, ce ton de bénitier chez les critiques, les écrivains, les traducteurs, les recenseurs, les intellos précarisés par le désir de distiller l’intelligence après l’avoir désincarnée. Les types te disent qu’ils veulent ton livre, qu’ils veulent écrire un truc pour en parler. Un truc perso. Un truc qu’ils ont à dire. C’est une idée. Une excellente idée. On les sent motivés. Vas-y, fais-toi plaisir, écris de l’inédit et compose ta chronique en poète.
Mais là, mon pied à nouveau part dans l’hypocul de l’hippocampe, et zou la planche molle escortée par elle-même finit au barbecue. Rends-toi utile, noir hippocampe !
– De quoi s’agit-il donc, qui vous agite ainsi ?
De quoi ? De ça. D’une part, Brodsky se trouve coincé entre deux poètes tartignoles qui prennent la poésie pour du taffetas et brodent à mêmele saint suaire de leur niaiserie :
Le croc est mon sommeil
Le piège mon étincelle
Je danse sur le repli du monde
(Je danse sur le repli du monde : faut-il être nabot ! Personne ne t’oblige à répandre l’urine de ton âme. Dis pardon à Brodsky !)
Puis neuneu 2 lui donne et le répons et le surplis :
Je cherche dans mon enfer
la guitare triste de la ténèbre
cette haute chasuble verte
l’immobilité qui vient par nappes
l’abeille du sommeil le feutre et la clarté
(La guitare triste de la ténèbre ! Ces gens écrivent comme si Maurice Carême n’avait jamais commis ses crèmes solaires.)
Pour faire passer l’hostie, Gillybœuf verse dans l’oreille gauche du lecteur « le silence qui protège le poème » et, dans l’oreille droite, « la fragilité de l’homme (…) son lien hypnotique avec l’éternité ».
Et te voilà payé en monnaie d’hippocampe, lecteur, grosse commission bénite.
En amont, les deux poètes sacerdotaux ; en aval, une énième anthologie d’Attila József, au Temps des Cerises, histoire de célébrer la petite édition militante, Le Mendiant et la beauté, les cerises et le cerisier, rosa et rosae (je vous fiche mon billet que le titre est de l’éditeur). Il y a des gens très bien qui lisent deux livres de poésie par an, ne les décourageons pas. La revue Hippoppocamcampe leur est destinée. Au passage Gillybœuf, hyper à son affaire, signale aux ignorants déconnectés qu’il s’agit « du grand poète hongrois », qu’il surnomme ensuite dans un envol hippique « le pur-sang rimbaldien de la poésie européenne ». (Mets les gaz, Pégase : Il n’y en a pas d’autre !)
D’autre part, quel sens donner à une recension aussi sommaire ? S’il s’agit de signaler les nouveautés, Le Matricule des ânes (où trotte aussi Gillybœuf) a trouvé la recette : il donne en première page la liste des publications, au lecteur de faire ses commissions. S’il s’agit de faire la réclame, une pleine page me semblerait requise (voir plus loin). S’il s’agit de proposer un regard inédit, voire inouï, un regard au minimum est nécessaire, de l’inouï et une plume inédite. S’agissait-il de résumer des livres sur trois colonnes pour un lecteur qui en plus les achèterait ? C’est raté. Je n’achèterai aucun des trois livres et il me reste quatre cents exemplaires du Brodsky à fourguer (il se vend bien merci).
Quel est donc l’intérêt de cette chronique sur Brodsky ? S’agit-il de se répéter d’un chroniqueur à l’autre ? Les livres ont-ils besoin de perroquets ? Gillybœuf est-il le perroquet de Brodsky ? Un traducteur n’est-il pas un artiste ? Pourquoi me demander un exemplaire d’un livre dont vous vouliez parler alors que vous n’avez rien à en dire ? Qu’est-ce qu’un livre sans désir ? Avez-vous été saisi par le côté « étrange, insolite » du projet ? Pourriez-vous nous en dire plus de deux mots ? Assumer pleinement une parole personnelle sans vous cacher derrière Borges et les poncifs que la critique lui prête ? Les livres intéressants sont ceux qui nous dépassent : ils sont plus grands que nous. C’est la règle. Au lieu de quoi, vos étroitesses prudentes : « La gouaille canaille, un brin shakespearienne » dont vous parlez témoigne surtout de votre lecture hâtive de l’ensemble ; elle est en plus déjà notée ici avec brio : « André Markovicz rend son Brodsky plus théâtral, shakespearien, à la douleur amère, gouailleuse.»
Qui voulez-vous faire connaître par vos pauvretés ?
Donner la parole aux intéressés aurait été moins fatigant et plus classieux.
Je n’ai pourtant pas perdu mon temps. J’ai eu le plaisir de retrouver les deux cibles précédentes de ce blog, réunies sur une même page : un vrai carton ! Figurez-vous que L’Hippocampe, scindant la prose hémiplégique de Gillyboeuf, offre à ses lecteurs un article d’Antoni Casas Ros sur un livre traduit et publié par Christophe Lucquin Éditeur. Quand on lit Casas Ros, on découvre Éric Bonnargent. Les deux semblent les mêmes. Aucun hasard dans l’édition, que des mauvaises rencontres. Je ne sais pas si le livre en question est viable ou non. Lisant l’extrait, le pronostique vital m’a semblé mal barré. Je dis que nos conceptions de la littérature sont irréconciliables et que ce journal aux tonalités mitigées m’en fournit une illustration synthétique : de notre côté, la volonté intransigeante de faire exister des livres inédits au-delà de la stature de l’écrivain publié ; de leur côté, le recyclage de la poésie la plus haute aux coûts d’impression les plus bas. La vérité monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole.
Brouillons-nous vite avec ces gens.
Je ne savais pas. Pouvais-je m’en douter ?
Je viens de lire le journal Hippocampe du mois de juillet. Il ont l’air d’être cul et chemise avec nos amis d’Attila (ils se Tripodent aussi un peu). Est-ce une annexe du Matricule des granges ? médis-je aussi.
Rendons compte.
La première page affiche l’extrait indiscernable (Canada dry ou littérature) d’un nouveau livre de Robert Alexis, qui habite Lyon. J’ai lu l’extrait. Je l’ai donné à lire. Je l’ai relu et donné à relire. Silence et affliction. De la littérature pré-éjaculatoire à l’intention d’une bourgeoisie qui ne s’est jamais remise, entre douze et treize ans, de sa découverte du Grand Meaulnes et du Rolla de Gervex.
Notre cerveau n’est-il qu’un pot de rillettes ?
Le journal prend le temps d’une œillade travaillée à l’adresse du lecteur, dont on connaît la volatilité des goûts et l’ankylose du jugement. Le « manuscrit explore les thèmes de son premier roman La Robe ». J’avais jeté un œil sur la Robe d’Alexis, histoire de tâter à mon tour l’étoffe moelleuse de l’année 2006 que Corti publiait. Quatre ou cinq pages, quelques plongées supplémentaires, et retour sur la table du libraire, indépendant selon la règle. Un livre qui ne vous happe pas comme un vieux cannibale a-t-il un avenir ? (Nous reviendrons au cannibale.) C’était pour moi de la dentelle dans un style propre, inspiré d’un vieux fonds romanesque, d’un âge décoloré, psychologie, mystère, un brin de romantisme, des allusions pour les khâgneux, vision orthopédique du désir, abondance de tournures sobres (le cliché est le modèle admis de la contrefaçon). L’écrivain vit à Lyon, cultivant son jardin, le mystère, ses rentes, sa production. Je ne serais pas surpris de découvrir un jour le nom du directeur de l’Hippocampe (ou l’un des rédacteurs) sous la robe de Robert Alexis.
Nous sommes coincés entre les professeurs et les premiers de la classe. Dissertations prudentes, les articles seront bien notées. La pensée commence par des généralités (« En France, on ne sait pas lire les formes brèves ») et se termine par une morale prophylactique (« S’extraire de l’univoque est essentiel pour lire le mieux possible, pour se connaître en reconnaissant les textes »). Comme ces khâgneux sont démocrates, on aura droit pour clore l’article à une chanson de Jean-Echenoz, mascotte de cette génération.
Le reste de la revue, les césures brêles (pièg-es / appara-it / dérang-er), les choix, les écritures m’ont paru relever d’un sérieux triste, d’une volonté de faire bien ses devoirs. Les coquilles néanmoins sont marantes : Thierry Gillubœuf y perd un grec. Vu la raideur de l’ensemble, je me suis demandé si ces dérapages n’avaient pas pour fonction de fouetter le surmoi de critiques dont les lapsus seraient aussi les hontes. On sent la culture vaste de rédacteurs que rien ne vient distraire, pas même l’envie de se construire une identité. Tout cela est louable au prix d’un SP.
Ma cervelle a enfin tressauté à un article qui se collette à l’œuvre au mur comme espace de désir plutôt que de contemplation, au titre justement accrocheur : « Plonger dans le mur ». La personne qui le signe trouve très souvent le mouvement juste pour saisir son objet : « Non, une cimaise n’est pas qu’un efficace outil de rangement », (Nina Léger). Je l’en remercie. Cela valait le temps passé à traverser le cuir de l’Hippocampe.
*
Je n’ai aucune certitude, juste des affirmations. J’hésite encore sur les identités. Je suis en revanche certain que ce qu’écrit Casas Ros aurait pu l’être par Bonnargent. Le comique de sa prose est si réjouissant que je vous recommande ce rire à 2,50 €.
Il aurait fallu tout citer de l’article consacré à Felipe Polleri. Casas Ros commence par faire l’inventaire de tout ce que contient le livre, j’ai dû faire des choix douloureux.
- « Il y a un manuscrit : Baudelaire, qui est un véritable personnage. Il y a une valise. Il y a des pièges mystérieux tendus à l’auteur qui sont les pièges même de l’écriture. Il y a un cadavre, des rues qui se dérobent, (…), le chant des colibris guillotinés. Des tigres, des dragons et des éléphants-cocodiles traversent les pages qui vous happent comme un vieux cannibale affamé. »
- « Et puis il y a cette fameuse valise qui veut suivre sa propre direction et qui refuse de se laisser traîner et qui contient toutes les idées de Polleri. »
- « Pour jouir de ce texte, il faut déposer l’esprit figé dans une consigne. »
La parenté entre les écritures m’a semblé évidente. Dans les deux cas, le lecteur est saisi par le goût prononcé des deux auteurs pour l’énumération paraphrastique. Un livre qui se résume si bien à la somme de ses composés a le mérite de dispenser de sa lecture. Autant de temps sauvé pour les suivants passés au même moule. D’emblée la cohérence s’impose d’une citation à l’autre. Le cannibale mange des cocodiles (¿Qué es esto?), Felipe Polleri a ses idées dans une valise, l’esprit figé est déposé à la consigne.
En quelques phrases audacieuses et piquantes, slogan de la maison qui confie au talent d’Antoni Casas Ros de parler de ses livres, Bonnargent transparaît ; en vrai ou faux qu’importe, il transparaît. Et son style sibyllin emporte le lecteur illico, ma non troppo (on rit quand même), vers d’autres plages où se faire dévorer par des cannibales vieillissant déguisés en valise consignée.
(Je ne suis pas certain de pouvoir en extraire le lecteur.)
Je ne sais pas ce que pensera Polleri de ce zoo. Je n’ai pas lu son livre. L’envie m’en a soudain passé. L’éditeur propose sur son site un entretien avec l’écrivain. En voici deux extraits :
Qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ?
L’amour. Et écrire c’est aussi faire l’amour. Bien entendu, la haine ne me déplaît pas, même si elle a mauvaise presse. Elle ne s’oppose pas à l’amour, mais le complète. Ce sont les deux faces de la même pièce de monnaie. La rage est ma muse.
L’écrivain peut-il écrire tout ce qu’il veut ?
Il ne doit plier devant rien. Il doit tout oser, sans hésiter. Un écrivain est un mal sauvage.
Au lecteur de dire si ce Baudelaire de Felipe Polleri a tenu la promesse d’une écriture sauvage.
Fondé par Villemain et Bonnargent, L’Anagnoste vient de baisser le rideau. Je me réjouis de cette bonne nouvelle. Le lecteur attristé pourra retrouver Bonnargent dans les 52 pages du Matricule des ânes. À l’occasion d’un effeuillage récent de la revue en librairie, son nom m’avait frappé. « Tiens, me suis-je dit. Quel machin, ce Bonnargent ! » Inutile de vous dire que j’approuve ce recrutement. Éric Bonnargent a l’élégance de l’homme bien dans ses phrases, indifférent à la résonance des choses, au son des mots, le sens avant toute prose – au désespoir muet de son ami Villemain dont le français tout en biscotte est promis aux grammaires et aux clapiers scolaires. Naturellement heureux, bien décidé à le rester, Bonnargent fait confiance aux idées toutes tracées et aux poncifs universels. Ouvrant un livre, il ouvre une porte. Son clavier suit l’ordre alphabétique. J’avais lu d’un œil d’abord plein d’envie, puis rapidement bistré par la douleur, son Atopia, une sorte de chaussure vide à laquelle la paraphrase tenait lieu de chausse-pied : « Lorsque s’ouvre Le Feu follet, c’est l’Aube : Alain est couché auprès de Lydia, sa riche maîtresse américaine dans un hôtel borgne de Pigalle. » Bonnargent passe son temps à raconter : l’histoire, les personnages, les péripéties, les idées. Il les raconte, les re-raconte, puis cite pour illustrer. Sa paraphrase fait un double menton au texte commenté.
Son goût certain pour la clarté produit un effet paradoxal. La pensée de Bonnargent est fluide, sa prose est claire. Ses écrits sont pourtant boursouflés. Il leur manque l’exploration de formes inhospitalières, d’avoir tenté la ligne brisée. Rien de ce qui est torve ne lui est familier : dès qu’une idée part de travers, son esprit la redresse. Jamais son commentaire n’emprunte à l’original un peu de son relief. La littérature s’étend à l’infini de ses lectures : Bolaño, Dagerman, McCarthy, B. S. Johnson, Cossery, Brinkmann, Borges, Erofeiev, Gide, Onetti, Pessoa, Styron, Carpentier, Ionesco, Vallejo, Drieu la Rochelle. La liste en devient monotone. Le tri uniformise la pensée. Vue d’angle sur la plaine. Ouvrez Atopia presque au hasard : « Il me semble salutaire de distinguer la littérature ambitieuse de la littérature de masse (…) Ces textes ne sont porteurs d’aucune vision du monde et on les lit comme on va voir un film hollywoodien, pour passer un agréable moment, sans avoir à réfléchir. Il suffit de se laisser porter par l’intrigue. » Bonnargent invente d’abord la purée. « Mon intention en écrivant cet ouvrage était d’aider certains livres à exister pleinement. »Puis il invente le beurre dans la purée.
Bonnargent, mon ami, tant qu’ils n’ont pas d’idées précises sur la littérature, les gens sont des lecteurs respectables. Épargne-leur tes commentaires. Que tes citations soient le livre même. Il me semble que la littérature est portée par des ambitions presque toujours inaccessibles aux programmes de lecture et aux explications.
Mes amitiés à ton patron.