BLOG
Il y a des types qui rôdent autour des plans d’eau.
Des types près des plans d’eau, ça m’a fait peur. Ça m’a même fait très peur, depuis le 9-3 et le 9-11, un mot : faire gaffe. Dorénavant faire gaffe. Très gaffe, plus gaffe que gaffe encore.
Le plan d’eau est à nous mais les types sont chez nous comme si c’était chez eux. C’est grave. Il y a des types qui rôdent près des plans d’eau.
Empoissonner les puits ? D’un autre âge. Piquer les seaux ? Arrimés à la chaîne. Se laver dans notre eau !? Peau noire ne blanchit pas.
– Boire l’eau d’autrui ? Quel crime abominable ! J’en ai vu trois qui approchaient près du plan d’eau. Comme si de rien n’était. Trois types. Faites gaffes, faites vraiment gaffe. Je vous l’ai déjà dit. N’oubliez pas les 9-3 et 9-11 (la police, c’est le 117).
D’abord c’est trois, ensuite c’est quatre et de là, va savoir – cinq et six – et de là l’infini, c’est la fin de la sécurité près du plan d’eau.
À trois, ils sont partout, ils prennent d’assaut notre eau, ils marchent vers le plan d’eau d’un pas tranquille qui en dit long, traverser et partir, pas s’attarder ici, de notre eau plein leurs poches. C’est dégueulasse et triste un monde où des types boivent ton eau et puis fissa se tirent de là.
Ils s’en foutent de la Révolution française, des droits de l’homme, du R.S.A ! Ça n’intéresse pas les trois types qui vont vers le plan d’eau. La France, ils marchent dessus et ils se cassent. Et ils se cassent avec notre eau. C’est pas parce qu’on est socialiste de génération en génération, une sur deux, qu’on va se faire couillonner par des Juifs qui boivent sans soif près du plan d’eau !
(– Heu… David ?
– Quoi ?
– C’est pas des Juifs, c’est des –
– Des quoi ?
– Ben.. des…
– Ben des quoi, merde ?
– Des…)
J’en ai vu trois près du plan d’eau. Je vous le dis. Ils allaient boire comme on va boire au bar du car ferry. Tu te crois où chez nous chez toi ? J’en perdais mes virgules.
Et puis se faire la malle comme si de rien n’était, c’est ça l’idée, la leur, comme si nous n’étions pas ici à nous faire un sang d’encre pour l’avenir de la misère du monde (on est contre l’expansion de la misère du monde sur notre territoire). On n’est pas près d’en sortir du tunnel sur la manche au train où vont ces juifs sans foi ni loi.
(– Heu… David ?
– Quoi ?
La finalité est différente. La logique est la même.
Je reprends les comptes.
Il faut parfois plus d’une année pour récupérer un chèque de 30 euros auprès d’un libraire (nous lui épargnerons la honte du pilori, tairons son nom, elle passe parfois sur France-Inter). Je le savais. Je le sais à nouveau.
Quand un libraire ne paie pas sa facture, quelle qu’en soit la raison, certaines structures de diffusion-distribution parmi les plus indispensables ferment le compte du libraire. Fini ! Tu paies ou tu la fermes, ta boutique. Le message est clair : dans tous les cas, tu la fermes ! Ça rend certains libraires indépendants parfaitement dociles aux injonctions du capitalisme militant, moins aux relances des petits éditeurs (geignons un peu, c’est les vacances). Chaque cabotin de la chaîne du livre a très bien compris le rapport des forces en présence.
Il existe quelques libraires encore dédiés à leur métier (la lecture, les choix, les recommandations). À L’Écume des pages notamment. Comme ils aiment bien nos livres depuis Brodsky, on en profite ici pour faire un peu de pub auprès des 30 lecteurs (parfois 50, rarement 100) de ce blog intégral. L’Écume des pages est désormais la seule librairie du 6e arrondissement, juste à côté du Flore où Simone de Beauvoir, une aristocrate, venait faire admirer en terrasse ses derniers sacs Vuitton en compagnie de Sartre, un philosophe tabagique. Il ne reste plus grand monde. La Hune a fermé ses portes en juin. Le fait est connu depuis plusieurs mois. Je l’ai appris hier par le libraire Jean-Pierre Thomas, rue Saint-André-des-Arts, où j’achetais, il y a des décennies, Alain commentant Valéry sous cartonnage Bonet, et d’autres titres encore (Mauvaises pensées et autres, de Valéry). Il ne reste donc plus qu’une librairie substantielle dans le quartier. Le Divan s’est replié dans le 15e en 1996 ou 97 pour laisser place à un peu plus de mode et de luxe dans les rayons (Le dernier nylon de Yannick Haenel, je vous prie ?). La Hune et Le Divan appartiennent au Groupe Gallimard. Il va falloir en sacrifier du monde et de l’espace pour éponger le rachat de Flammarion.
Justement, je reçois ce matin un appel du Divan. J’y ai acheté la plupart des livres de Marina Tsvetaïeva publiés par Clémence Hiver, à l’époque où la librairie se trouvait où se trouvait la Hune qui ne s’y trouvera plus (vous saisissez le principe). C’étaient – ce sont de très beaux livres reliés, à emboîtage pas très maniables, souvent bilingues, qui à l’époque dont je vous parle, il y a vingt ans, vingt-cinq, posaient son homme et son lecteur auprès des filles, des femmes, des hommes. Le rayon poésie offrait des découvertes. Il reste L’Écume des pages, son rayon poésie est directement sur la gauche une fois passé l’entrée, un gage de qualité.
Le stagiaire qui m’appelle (en été, c’est les enfants des éditeurs parisiens qui tiennent les comptes et qui se font des ronds avant la rentrée des prépas, profitons-en tant qu’il en reste, des ronds et des prépas) souhaite me renvoyer le dernier exemplaire des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky. Me renvoyer ? Je reste songeur. Me renvoyer le dernier exemplaire des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky. Moi, à sa place (je n’y suis pas mais faisons comme), moi à sa place, j’aurais gardé précieusement un si bel et dernier exemplaire. Ils en ont vendu quelques-uns mais ne souhaitent pas garder le dernier. Stratégiquement, c’est une erreur (Littérairement, c’est un crime).
Dans trois semaines, un client passera commande et il faudra le leur réexpédier. Ça ne manque jamais d’arriver. Je vous tiens au courant. Je prépare le paquet.
J’ai insisté. J’étais commercialement dans un bon jour. Je sentais l’argumentaire de vente fluide en moi. Cela m’arrive parfois. Parfois pas (c’est un tic que j’ai pris à Philippe Annocque, qui me plaît bien, parfois pas, ça laisse le temps de penser à la suite et ça donne un tempo à la phrase – ou est-ce un rythme ?). Pourquoi pas ? Le Divan fait partie du groupe Gallimard. Brodsky est un auteur de cette maison, certes peu vendu, mais de Chez Gallimard tout de même. Je fais vibrer la corde patriotique en tenant mes aigus – mais de Chez Gallimard toute de même !!! Rien à faire.
Comme eût dit un autre auteur de la maison, qui se vend bien contrairement à Brodsky : Baste !… Niet !… Nichts !… Frout-frout !…
– On ne peut pas tout garder.
Un exemplaire des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky ça encombrerait les divans de la librairie du 15e. Où les lecteurs iraient-ils somnoler sur le dernier Haenel ? Sollers ? Houellebecq ? (La Hune vient de fermer.)
L’argument m’a semblé imparable. Dans la vie, faut choisir. Choisir, c’est renoncer. Renoncer, c’est choisir. Le temps passe et ne reviendra plus. Tout est dans tout et vice-versa.
Ainsi Brodsky : retour à la case départ.
Je l’aime beaucoup ce livre de Brodsky. Je me suis fait plaisir (je me suis fait aussi plaisir en éditant les autres livres, les gars ! Pas de misunderstanding entre nous ! Que du standing).
Ce livre des Vingt sonnets, je le referai autrement quand je le referai. J’y ajouterai en guise d’introduction le texte de Peter France sur sa traduction des sonnets et sa propre version, avant les révisions faites par Brodsky. Brodsky en avait autorisé la publication en plus de la version qu’il a revue. Cela ferait un livre en cinq versions ! A five-fold book ! De quoi nous rappeler le collège (les prépas pour les plus doués) ! On n’en finira pas avec ce livre et avec cette question de ce qui fait qu’un texte traduit (ou pas) est littéraire (ou pas).
Car nous aurons besoin d’en faire une deuxième édition, de ce livre, elle aussi inédite, quand nous aurons écoulé la première. De la bonne came, finalement : poésie et lecteurs, un assemblage auquel on avait renoncé à croire. Et maintenant on y recroit.
C’est dommage que nos autres bons livres ne s’achètent pas autant. Tout de même si : Le Plancher est en deuxième position.
Je prépare un autre choix de poèmes de Brodsky, en rêve pour le moment. La série des poèmes à M.B. m’intéresse. Elle n’a jamais été publiée en volume en français. Le volume proposerait plusieurs versions – dans un arrangement lui aussi inédit qu’il reste à inventer (j’ai mon idée).
Rendez-vous dans trois ans.
Cioran et Sebastian
Le 2 janvier 1941, Mihail Sebastian rencontre Cioran dans la rue, à Bucarest. « Il est radieux :
– On m’a nommé !
Attaché culturel à Paris.
– Tu comprends, me dit-il, si on ne m’avait pas nommé, si j’étais resté là, j’aurais dû partir comme réserviste. J’ai reçu l’ordre aujourd’hui même. Je ne voulais d’ailleurs pas me présenter. Alors, comme ça, tout est réglé. Tu comprends ?
Je comprends, bien sûr, mon Cher Cioran. Je ne veux pas être méchant avec lui (et surtout pas ici – cela servirait à quoi ?). C’est un cas intéressant. C’est même plus qu’un cas : c’est un homme intéressant, remarquablement intelligent, sans préjugés, qui réunit de façon amusante une double dose de cynisme et de lâcheté. J’aurais dû consigner – elles en valaient la peine – les deux longues conversations que j’ai eues avec lui en décembre. » [Journal, p. 267-268]
C’est la première référence à Cioran dans le Journal. Les références sont peu nombreuses, cinq au total. Contrairement à Mircea Eliade, abondamment cité, nommé, commenté – il en sort tout petit – Cioran est à peine présent (guère plus grand).
Le portrait qu’en fait Sebastian est décevant – mince ! – elliptique. Comment interpréter l’ironie silencieuse qui accueille l’annonce de sa nomination à Paris ? Comme je regrette – et le lecteur intéressé par les indiscrétions intimes à des périodes de crise le regrettera aussi – que Sebastian n’ait pas noté ses longues conversations de décembre 1940 avec Cioran !
En réalité, je ne regrette rien. Mon idée est depuis longtemps faite. Sur Cioran et sur la littérature. Il m’arrive de la nuancer, mais sans rien infléchir véritablement. Je ne recherche que ce qui la confirme. Si l’écrivain est dans son œuvre, lisons son œuvre. Toute l’œuvre. Nous apprendrons à les connaître. Les mentions extérieures n’ajouteront pas grand chose.
J’aime quand même ce portrait ironique de Cioran par Mihail Sebastian. D’autant que je lis en parallèle le fort volume des œuvres de Cioran en Quarto. Cioran révolutionnaire fuyant la Révolution, est-ce cela qui qui fait sourire son ami Sebastian ? Le comique de contradiction aurait à voir avec une forme de rhétorique nihiliste.
Cioran n’est qu’un nom d’auteur, un contenu sémantique et référentiel. Sa personne ne m’intéresse pas. Je cherche surtout à comprendre ce que l’écrivain fait au nom de la littérature ; ce qu’il représente et ce qu’il représente pour d’autres lecteurs. Mort ou vivant, un écrivain est d’abord un nom d’auteur. Le lecteur y projette ses affects selon le degré de proximité qu’il éprouve pour l’œuvre ; au point, parfois, d’en rechercher des lambeaux : dédicaces, éditions rares, lieux symboliques. Il fétichise sa proie et lui prête des vertus capables de soigner son mal de lecteur.
La vie d’un écrivain est dans son œuvre, mais cachée. Le recours à la biographie offre des raccourcis.
Le 25 décembre 1940 paraît dans un journal roumain, après avoir été radiodiffusé, un hommage de Cioran à Corneliu Codreanu, dit le « Capitaine », fondateur et chef de la Garde de Fer, ou Légion de l’Archange Michel, parti extrémiste et antisémite. Sans avoir jamais été très longtemps au pouvoir, la Garde de Fer a influé sur la politique roumaine des années 30-40. Codreanu est assassiné en 1938 sur ordre de Carol II. L’article élogieux de Cioran se termine ainsi :
« Ce mort a répandu un parfum d’éternité sur la fange humaine, et rendu un ciel à la Roumanie. » (Cioran, Apologie de la barbarie, L’Herne, 2015, p. 267. Étudiant en Allemagne, Cioran consacre à Hitler le 4 juillet 1934 un article publié le 14 en Roumanie : « Le mérite de Hitler est d’avoir privé une nation de son esprit critique. »)
En septembre 40, les légionnaires accèdent au pouvoir au côté du général Antonescu qui intensifie la législation antisémite. Les 21-24 janvier 1941, vingt jours après la rencontre entre Cioran et Sebastian, la Garde de fer tente un renversement du régime d’Antonescu. Le renversement échoue, les légionnaires sont liquidés ou intégrés à la Waffen SS. Ces mêmes jours, des pogroms ont lieu dans les quartiers juifs de Bucarest. Où est Cioran ? Fait-il le coup de feu dans la rue ? C’est le moment idéal pour que son œuvre rencontre le réel.
Journal, 24 janvier 1940
« Des chars, des mitrailleuses, des patrouilles dans une calea Victoriei déserte, aux rideaux baissés. Alice m’a appris que, pendant la nuit, des quartiers comme Văcărești et Dudești, ainsi que Calea Rohovei et d’autres, avaient été incendiés et pillés. »
Journal, 25 janvier 1940
« Cioran déclarait hier à Belu que “la légion se torchait avec ce pays”. C’est à peu près ce que me disait Mircea au moment de la répression Calinescu : “La Roumaine ne mérite pas le mouvement légionnaire.” À cette époque-là, rien ne l’aurait satisfait, sauf la disparition totale du pays. »
Journal, 29 janvier 1940
« Le chiffre officiel des morts civils a été publié aujourd’hui. Un peu plus de trois cents, sans préciser combien de légionnaires, combien de juifs. Je pense qu’il est sous-évalué. On parle encore de plus de six mille Juifs tués, mais il est peut-être impossible de déterminer le nombre exact. Nous ne le connaîtrons peut-être jamais. De nombreux Juifs ont été tués dans le bois de Băneasa et leurs corps laissés là, nus pour la plupart. D’autres aux abattoirs de Străuleşti. Les uns et les autres auraient été horriblement mutilés avant d’être achevés. À la morgue, le frère de Jacques Costin était presque méconnaissable pour sa propre famille. Me Beiler était criblé de balles et, en plus, égorgé. (…) Haig arrêté hier. Ce soir, grande perquisition chez eux. Mais Haig n’aura certainement pas d’ennuis, pas plus que Marietta. Les révolutionnaires de leur acabit n’ont jamais d’ennuis. »
[Haig Acterian est un acteur proche des légionnaires ; sa femme, Marietta, une harpie antisémite.]
J’ai toujours été surpris pas le crédit qu’on accordait aux œuvres de Cioran bien avant d’en connaître le substrat historique. Le goût de l’Absolu (et le sérieux qui s’y déploie dès les titres amphigouriques) met en scène un désir d’affranchissement par la toute puissance. Lisant Cioran depuis quelques semaines, avec peine et sans continuité véritable, j’ai l’impression qu’il n’est jamais sorti de l’âge enivrant où l’on croit que les mots font et défont les choses. D’où ce ton de prophète tombé de son manège : les mots sont réversibles, la réalité pas.
« 21. Puisse le ciel s’embraser et ses flammes venir pourlécher le crâne des hommes ! Pas la quiétude des voûtes, pas d’ensorcellements sereins, pas de sourires fadasses au clair de lune ! Mais la tempête des astres en folie greffée sur les figures tragiques de la pensée ! » (Cioran, Bréviaire des vaincus, écrit en roumain à Paris, entre 1941 et 44)
Le Journal de Sebastian ajoute peu de chose à la compréhension de Cioran, homme et œuvre. Sebastian semble avoir définitivement jugé la dimension paradoxale de son compatriote. Sous des formes plus ou moins grandiloquentes (souvent ridicules ou extravagantes, à la lettre bombastic), Cioran développe une rhétorique d’équarrisseur qui cherche à instaurer une dictature de la langue et de la glotte. Dès les prémices, le sang de la langue rencontre le sang des abattoirs de Străuleşti. La réalité se retourne contre le langage et lui demande des comptes. – Que penses-tu de mes apocalypses ?
La lecture de Cioran est en ce sens une impasse digne d’intérêt dans la mesure où son œuvre, contrairement à celles de Céline et de Caraco, ne semble pas assumer ce qu’elle révèle [à creuser].
L’ironie du Journal de Sebastian, d’autant plus efficace qu’elle est différée, rétablit la distance qui manque à l’œuvre de son compatriote roumain et propose en retour une lecture ajustée d’Emil Cioran. Dès l’origine, dans sa rencontre avec la réalité immédiate, l’écrivain porte son œuvre comme une malédiction.
Journal, 12 février 1941
« Cioran, bien qu’il ait participé à la rébellion, garde sa place d’attaché culturel à Paris, que lui a donné Sima quelques jours avant d’être renversé. Le nouveau régime augmente son salaire ! Il va partir dans quelques jours. Parlez-moi d’une révolution ! »
(À suivre)