WEB
Beaucoup de Liketeurs, peu de lecteurs. Pour les simulateurs, nous avons notre compte (facebook).
En dépit des régressions dégénératives du roman métastasé et des jérémiades du petit éditeur, l’écriture littéraire ne se porte pas si mal.
La prolétarisation des goûts s’accompagne d’une démocratisation littéraire dont le Web est la cible et le moyen. Tout le monde semble écrire et vouloir s’inscrire dans un espace littéraire aux ramifications innombrables et prometteuses. Les blogs d’écrivains sont de ce fait nombreux, en pleine efflorescence, bourgeonnement, expansion, conquête de nouvelles manières de paraître : la confusion qui en découle tient à la juxtaposition des genres et des degrés de littérarité dont les bloglists témoignent, qui se mêlent, se contredisent, se bousculent, rendant l’espace instable et mouvant, roulis maritime où la houle et le surf dominent. Les blogs d’écrivains se sont multipliés à mesure que les espaces d’écriture se sont déplacés, déroutant les positionnements des écrivains en place, habitués à la fixité du papier et au calme de Croisset.
En réalité, tout le monde n’écrit pas, mais de plus en plus de personnes s’essaient au clavier. Est-ce un problème ? Si l’écriture (ou la littérature) est la châsse gardée de lévites inspirés ou élus, sans doute. Dans le cas contraire, apprenez au peuple à écrire, il fera de la littérature son jouet. À la démocratisation en place s’ajoute la profanation littéraire, contre laquelle la question des valeurs et des goûts, du haut et du bas, du bon et du mauvais est souvent un rappel à l’ordre adressé à celui qu’on souhaite mettre au pas. Mais ça ne marche plus justement.
Contrairement à ce qui se dit ici et là, le Web est un espace d’évaluation constante des contenus diffusés. Les évaluations sont construites par le réseau même au point que la lecture se constitue en jugement : Ai-je aimé ? Reviendrai-je ? Commenterai-je ? Ça m’intéresse ? Indépendamment de l’anarchie des critères ou des démarches individuelles, le sens critique du lecteur se tient à chaque clic sur le pont de l’écran en alerte maximale alors qu’il suffisait auparavant d’adorer ou de récuser, comme aux élections, des valeurs labellisées et diffusées selon les rythmes et les alternances des politiques éditoriales. Sur le Web, la variation subtile côtoie la variété criarde, souvent sans transition, mais offre potentiellement toutes les nuances. Nous apprendrons à gérer nos clics compulsifs. L’écriture y est aussi soumise à des formats tributaires de contraintes de lecture que la technique résoudra peut-être (ou peut-être pas).
Cette quiétude perdue est à mon sens la contrepartie d’une liberté nouvelle. Il est certes plus facile de défendre comme une place forte l’espace déjà conquis par les réseaux éditoriaux classiques, mais plus excitant de s’aventurer sur des sables à conquérir contre l’enlisement et contre les dictateurs du bon goût (qui, comme par hasard, n’est jamais le vôtre).
Les flux web interrogent en premier lieu la nature et le statut des textes en circulation : sans fixité rassurante, le Texte Flux Toile est d’abord flottant, flux et fragment, texte indistinct et blog délimité, mal et bien écrit, anarchique et organisé + toutes les nuances intermédiaires ; sa place dans l’espace est le résultat de chaque lecture, de chaque visite, de chaque lecteur et non lecteur (les votes blancs sont comptabilisés), au gré de variations qui le rendent visible ou imperceptible. La finalité marchande du commerce, même sur les blogs littéraires, n’abolit pas sa dimension d’échange intellectuel ou pulsionnel.
Les blogs de Philippe Annocque, de l’Anagnoste, d’Éric Poindron ou de Claro ouvrent des fenêtres, donnent des aperçus, imposent des reconsidérations, construisent d’autres littérarchies, démocratiques celles-là, qui se confrontent, s’ignorent ou se répondent. L’espace Web est une chambre d’échos et d’amplification, à l’efficacité encore limitée, texte recouvert par texte, tributaire d’un flux, aussitôt emporté. Les moteurs de recherche offrent pourtant la possibilité d’une émergence, momentanée et incertaine – où l’argent qui infléchit les algorithmes n’a cependant pas toujours le dernier mot.
Reste à savoir, au regard de la littérature, si le flux fait l’œuvre. En un mot : Comment un écrivain émerge-t-il de ce flux textuel ?
L’ilotisme étant de toutes les époques, la profusion et le flux ont l’avantage de créer aujourd’hui des îlots de singularités en répondant au moins aux attentes d’inédits de quelques centaines de milliers de lecteurs.
Un rapport du sénat, disponible sur le site du CNL, s’inquiète de « l’avenir de la Galaxie Gutemberg face au big bang numérique » dans le même temps où les données sur les ventes de poésie et de théâtre affichent 0,6 pourcent du volume des livres vendus en 2008.
J’imagine que le rapport se propose de sauver d’une manière ou d’une autre les supports papier et de soutenir parallèlement les éditeurs de théâtre et de poésie en organisant, dans les jardins du Luxembourg par exemple, sur les finances publiques, des rondes quotidiennes de poètes libres et de rhapsodes subventionnés, déclamant, inspirant, transpirant et convertissant les passants aux vertus de la rime ou du vers libre, de la transgression et de l’éthylisme, du lettrisme et du cannibalisme (« Tu vas la bouffer ! »), alors que les chaînes nationales organisent déjà en boucle des tournois, des concours, des chants, des jeux sacrés dédiés à ces domaines affaiblis par les taux anormalement surélevés de glycémie et de pancol dans les
esprits.
L’île de la poésie : deux dizaines de couples frénétiquement épris d’alexandrins et de bains de mer s’emploient à détourner leurs concurrents de l’amour légitime à coup de tropes sublimes.
À une époque pas si lointaine, Joseph Brodsky proposait au Congrès américain de remplacer les Bibles dans les hôtels par des anthologies de poésie.
« L’amour de loin c’est de l’amour, mais loin c’est loin. »