La dispute
Petit numéro de claquettes Grand-Guignol sur France Culture, hier au soir, dans l’émission du parfumeur Arnaud Laporte (le ton, la voix, les choix, la mesure, la cadence, tout dans cette émulsion est fragrance et vapeur distinguées).
Au programme du 23 octobre, l’increvable Joyce Carol Oates.
À la minute 29, couplée à la 13e seconde, le moment vient de parler de 111 d’Olivier Demangel. Daniel Martin déroule son bavardage promotionnel du livre, appelé, nous dit-il, à séduire les grands lecteurs et les adolescents férus de science-fiction (on ratisse large, puis on ratonne). Jusque là, rien à dire. La Dispute suit son cours mol et quiet.
Ma femme l’écoute dans sa voiture, en revenant de sa leçon d’équitation (le saut d’obstacles et le dressage de l’étalon). Après l’effort, ça la relaxe et parfume sa Skoda. Elle me raconte ensuite l’échange.
Trois minutes de promo, puis intervient Arnaud Laporte :
– Ben oui, avec tout ce que vous venez de nous dire, Daniel Martin, on n’a qu’une envie, c’est de lire 111 d’Olivier Demangel, aux éditions La Fanfare [32:30]. Le livre est beau, en plus…
– …le livre est très beau…
– … simple et beau…
– Alors… ne me…, reprend Daniel Martin, …ne me demandez pas… euh… [32:27] …quelles sont les éditions de La Fanfare…euh… parce queuh [32:29] …j’trouve le nom assez beau aussi… Je ne sais pas qui est derrière …
– Eh ben, c’est très bien…, enchaîne Arnaud Laporte. Voilà une nouvelle maiz-d’édi… [32:43] …enfin, pour nous, dans cette émission, une nouvelle maison d’édition que l’on salue, d’autant pluss-euh… avec toutes les qualités que vous venez d’énumérer pour ce texte [accent tonique]– Un temps. Alors, voici une maison d’édition que l’on connaît un peu mieux a priori, ce sont les éditions du Seuil…
Suit le nième livre d’un autre increvable en service recommandé : William Boyd. Les CSP+ en auront pour leur groin.
Quelques minutes plus tôt [27:46] – le tempo est le moteur du succès médiatique –, Daniel Martin lançait un couplet d’auto-moto satisfaction :
– … je trouve, au fond, que cette chaîne France Culture a… a ça d’admirable, c’est qu’elle laisse la parole à beaucoup d’intellectuels qui font un véritable travail et qui ont une pensée, et [27:55] qui se limitent à leur champ, et [27:57] c’est agréable d’écouter cette chaîne, et [28:00] c’est enrichissant aussi parce qu’on entend ces gens qui ne sont pas forcément des gens [28:03] dont on connaît parfaitement le nom, la carrière et [28:04] tout ça, mais qui sont…euh… [28:07] …importants par leur pensée – voilà. Me semble-t-il.
– On est d’accord là-dessus, pour cette défense de notre chaîne… On entend aussi Michel Onfray, on entend Alain Finkielkraut, bien sûr, très-très régulièrement… aloreuh… votre rédac-chef n’a pas eu son Astérix ?
Bilan des courses promotionnelles : l’auditeur a compris que la Dispute est un espace de discussion ouvert à tous les intellectuels « qui ont une pensée, et [27:55] indépendamment de leur parcours ». Les éditions de La Fanfare, que personne ne connaît dans le studio, illustreront ce principe (quasi étique) quelques minutes plus tard. On aime un livre sur France Culture et on en parle immédiatement sans même se rencarder ! Les éléments du sketch sont en place, Babar et Casimir sont prêts : sur France Culture, les journalistes lisent tous les livres des grandes et des petites maisons, et retiennent les plus « importants par la pensée ». Peu importe les parcours, on ne se soucie pas des noms. La pensée, la pensée, la pensée ! [L’émission peut être réécoutée ici.]
Quand j’ai découvert le nom de Jacques Binsztok derrière cette nouvelle aventure folklorique (tambour et cuivres rétamés), j’ai mieux compris leur bafouillis de chattemite.
Entré dans la carrière dans les années 70, JBZ est un ancien de toutes les maisons d’édition qui ont pignon sur rue : d’Albin Michel au Seuil, qu’il quitte en 2004, pour fonder et couler avec quelques auteurs les éditions du Panama, autre petite maison d’édition. «Je ne sais pas qui est derrière », nous dit Daniel Martin, qui n’a pas dû payer sa dernière facture Internet à son fournisseur d’accès.
La taille, c’est le tuyau. La position d’une maison d’édition dans l’espace littéraire ne se mesure pas à sa taille réelle, mais à ses tuyaux de diffusion, de distribution et à la qualité de ses relais. Bras armé du hasard, les journalistes du service public font bien les choses. Un ancien éditeur du Seuil lance sa petite maison d’édition : elle est présente partout, personne ne la connaît !
Il est toujours intéressant de constater que Daniel Martin et Arnaud Laporte cherchent à donner le change, signe d’inconfort, en prétendant ne pas savoir ce que chacun peut vérifier. Leurs airs de vierges hâtivement remodelées nous disent que la virginité, comme le bio des supermarchés, est à nouveau requise pour faire carrière dans l’édition et sur les ondes publiques (bis).
Est-ce un hasard ? La tendance des grands groupes d’édition est de créer ou de racheter des petites structures (et, incidemment, de répartir et fractionner leurs bénéfices au gré de constructions comptables légales et juteuses), afin de lancer dans leurs puissants tuyaux de la camelote à ouverture rapide, augmentée d’un capital symbolique fort. Le rachat d’Hélium et d’Incultes par Actes Sud illustrent cette manière de se refaire une virginité sur les tables des libraires, qui elles aussi ont quatre pattes.
Imagine-t-on Hardy sans Laurel ?
– Ça n’a pas été une Dispute violente [53:14], concède Daniel Martin.
On a quand même bien ri.
[Guest stars : Laurel et Hardy au Far West de James W. Horne, M.G.M (1937)]