1125.

De l’utopie à la toupie, suivons le guide.

Ça recommence, c’est sporadique, les libraires se rebiffent contre le grand capital, le marché, le gros Hardy, et on repart avec Laurel (le petit). Le moindre articulet lui est prétexte à prendre la mouche sur la viande avariée de l’édition française, qui se porte plutôt bien. Il n’y a guère que la visibilité de l’offre qui pose
problème.

Quel faisandé pour aujourd’hui ?

« Je ne doute pas que, si Aurélie Filippetti avait été ministre au temps de Gutenberg, elle aurait proposé un projet de loi visant à protéger les moines copistes contre la concurrence déloyale de cette invention diabolique… »

C’est la clausule de l’article d’un écrivain que je ne connais pas, dont la provoc est aussi grasse que la maison qui le publie.

L’article est naze, mais la clausule, je la trouve bien. Elle propose un détour. Elle évite la ligne droite. Elle rappelle que les débats d’aujourd’hui sont déjà ceux d’hier et que le savoir passe aussi par des outils aux développements imprévisibles, pas funestes pour autant. Dans les réponses des libraires indignés que j’ai lues sur le blog de Claro, prêts à ostraciser le pamphlétaire en renvoyant ses livres (certains libraires sont des remballeurs nés), aucun ne parle de cette clausule et tous préfèrent reprendre le refrain de la chanson connue.
Répétez avec moi :

Les loyers sont trop chers, la rentabilité est trop mince, le métier est trop passionnant, Amazon est trop vilain. La droite est libérale. L’intelligence est de gauche (Ô Aron ! Ô Manent !). J’en ai souvent conclu que la plupart des libraires ne gagnaient pas d’argent ou bien à la sueur du front. Et bien surprise. L’un d’eux affichait récemment 4000 € mensuels à la tête d’Atout-Livre, Paris 12e, avant de vendre boutique. Sans doute une exception.

Les autres sont Job et Jérémie.

En réalité, les deux circuits (le moine et l’imprimerie) sont parallèles. La chaîne du livre brouille le statut des « moines copistes » en les écartant des circuits de distribution ou en disqualifiant les contenus de leurs publications (petit éditeur est un vocable ambivalent qui associe production faible à qualité moindre). Mais la question centrale de la diffusion / distribution est difficilement dissociable de celle des choix faits par les libraires eux-mêmes. La métaphore de la littérature artisanale privilégiant le rare et le fin, d’une part, et la littérature de production industrialisée privilégiant l’ordinaire et le courant, d’autre part, me semble intéressante à ramener à la réalité sans métaphore.

Lecteurs de bonne volonté, les libraires sont à l’affût de nouveautés, c’est souvent vrai, mais tributaires d’un circuit qui leur impose les œillères du marché en les reléguant à des travaux de manutention (60 à 70 % du plus sombre de leur temps, selon l’enquête menée par la sociologue Frédérique Leblanc, Être libraire, Editions Lieux dits, 2011, p. 63). Ils n’ont par conséquent que peu de temps à consacrer à la recherche de livres rares, intelligents, sensibles ou novateurs que leur préparent les moines copistes d’aujourd’hui (dont votre serviteur) et qu’il faudrait aller chercher loin de la chaîne du livre. (Parfois ces livres viennent à eux par l’intermédiaire d’une commande, suivie de rien. Il n’y a guère que La Mémoire du monde, Librairie d’Avignon, qui nous ait fait la surprise de commander deux titres au-delà de sa commande client (le jargon) ; et L’Esprit curieux, à Fontenay-le-Comte, qui mériterait un pont privé pour y danser. Même la grande librairie Mollat n’hésite pas à commander des exemplaires de nos publications, les trois libraires les acceptant en achat ferme et sans retour. Preuve, ou témoignage, que le débat ne porte pas seulement sur la question du grand capital ou de la technologie.

Mais en vouloir aux libraires ne sert à rien. Leur répondre est plus utile (préparer leur salut).

Le test est imparable. Examinez le rayon poésie des librairies indépendantes dédiées, disent-elles, à la création littéraire, à la culture, au conseil au lecteur, au service de La langue. Il vous dit quoi le rayon poésie ? D’abord 1 mètre de large et de poussière à tout caser. Les exceptions sont rares (imaginons un monde où il en serait autrement). L’évidente pauvreté du rayon poésie et du rayon théâtre est si bien entrée dans les habitudes du travail des libraires, que plus personne ne s’en étonne. La chaîne du livre en a imposé l’idée. C’est devenu une évidence sociologique du métier. Ni les libraires ni les lecteurs n’aiment la poésie.

Ainsi la poésie ne relève plus de la littérature et le roman ne pourra être poétique qu’au sens vague dont s’amusait à son époque Paul Valéry, le vague constituantdans les esprits la définition même de l’écriture poétique.

Dans la plupart des librairies indépendantes, la littérature n’est plus une poétique. C’est devenue une sorte de diététique qui mêle à la clarté des intentions sociales, l’évidence des influences psychologiques et la nécessité d’un engagement humanitaire. Le dernier livre de Maylis de Kerangal, après les précédents, en est le modèle du genre potable et rafraîchissant (la glose lettrée y remplace le style). Pourquoi pas ? À ceci près que dans un monde où le Roman-roi raconte lui-même son histoire, l’écriture ne sera plus son Éminence grise.

Les préférences du libraire dit indépendant sont en réalité tributaires de la loi du marché, qui lui fournit les livres qu’il croit choisir (la chaîne du livre) pour un lectorat lui-même formaté. – T’as lu le dernier Machin ? Qui d’ailleurs n’est pas si mal. Téléramort en dit du bien.

Certains libraires indépendants pensent avoir fait le tour de leur travail quand sur la table des nouveautés ils ont placé Réparer les vivants et le poète local en dédicace dimanche. Très bon choix Les vivants. Ouvriras-tu aussi dimanche prochain ?

– Il en faut pour tous les goûts, dit le libraire qui fait des choix pour tous les goûts.

À moi, Libraires, deux mots. Qui parmi vous possède encore le livre de Marc Sastre, L’homme percé, paru en 201, sans distributeur ? À la surface, de Dorothée Volut, en octobre dernier ? La Chambre d’écho de Frédérique Germanaud, paru en 2012 ? Le livre génial de PNA Handschin, Abrégé de l’histoire de ma vie, distribué par Harmonia Mundi (2011) ? Variété I, II, III, IV et V, de Valéry ? Les œuvres complètes d’Arno Schmidt ? Trois livres, au choix, de Lambert Schlechter ? Deux livres au moins des éditions Pierre Mainard ? Les œuvres complètes d’Herta Müller ? Piotrus de Léo Lipski, à L’Arbre vengeur ? Les Poèmes de Joseph Brodsky ? La collection complète des livres publiés au Bruit du temps ? Chez Cent pages ? Absalon ? Claire Paulhan ? Harpo & ? La collection complète « Poésie / Gallimard » (pas trois Baudelaire dépareillés) ? Les œuvres complètes d’Arthur Bernard ? Moby Dick en anglais ? Don Quichotte en espagnol ? Vie et Destin en russe ? Les œuvres complètes de Kafka en serbo-croate ? L’édition
quadrilingue des Vingt sonnets à Marie Stuart ?

Tu défends quoi dans ta crémerie ? La Bible ?
(– À propos, dans quelle traduction ?)

Job et Jérémie, pleurs et componction.

Figure-toi que le lecteur aussi fait des choix. Me concernant, ce sont rarement les tiens. Cesse de me prendre pour la baudruche que tu contemples dans ton miroir. Tes post-it m’ennuient. Ta bonne humeur m’ennuient, tes goûts majoritaires m’ennuient, tes manifestes m’ennuient, tes recommandations m’ennuient, tes jérémiades m’ennuient. Tes livres me plairaient s’ils étaient autres.

Sers-moi des livres soufflés sur la braise du volcan et fais-toi oublier, tu me feras vraiment plaisir.

– Gallimard, Actes Sud, Minuit, Le Seuil, Fayard, Viviane Hamy, Le Dilettante, Galaade, Zulma, que te faut-il de plus ?

Mais – les moines copistes, les singuliers de la littérature, les énervés du style, les obsédés du signe,  les défraîchis du hiéroglyphe, une grammaire vaudou, des livres à fragmentation – une forêt de choux-fleurs ?

– C’est quoi ton Indépendance ? Galeries Lafayette nous voilà ?

Je reconnais, libraire, qu’avec 60 % de ces titres dans ton fonds, tu ne tiendrais pas longtemps ton lectorat en laisse. La chaîne du livre est plus efficace (l’écrivain écrit, l’éditeur édite, le distributeur distribue, le prescripteur prescrit, le libraire chante ses préférences circulaires. Et le lecteur, te fuyant comme le pestiféré que tu seras devenu pour mon plus grand bonheur,  achètera bientôt tous ses livres sur Amazon, où c’est quand même moins cher, plus rapide et plus pratique – pour l’éthique, il s’habille chez H&M). Dans l’immédiat, comme tu n’as pas dans ta boutique Le citron métabolique de Laurent Albarracin, pourquoi irait-il chez toi acheter le dernier Jean-Ro-et-Jean-Ech qu’il trouvera demain dans sa boîte aux lettres ou dans sa poubelle (le déclin du service public) ?

– Par militantisme !
– Tu n’as pas compris que Gutemberg t’oblige à faire des choix de Gutemberg. Le citron métabolique ne sera jamais en téléchargement gratuit. C’est ça qu’il faut pour ta boutique. Sinon arrête de larmoyer dans du papier. Mouche-toi au numérique – ou dans le romanesque en flux qui le préfigure (ça, tu sais faire).

(Je te tutoie et te rudoie car je t’aime bien, vrai vrai, mais tu me peines.)

De la production à la prescription journalistique, la chaîne du livre t’oblige à faire des choix parmi un ensemble de livres précisément cadrés par les distributeurs majoritaires, très souvent éditeurs. Cadrés aussi par tes propres renoncements.

– La poésie ne se vend pas !
(Misère ! Il n’a toujours rien compris.)

En littérature, la marge de manœuvre des libraires d’aujourd’hui est pour l’essentiel réduite à deux butées sur la même ligne droite : Marc Levy et Jean-Echenoz-Rolin-de-Kerangal. Leur fonds est fait de ce que le marché du livre produit à la vitesse des rotatives qui les impriment (chaîne de ma chaîne de ma chaîne de ma chaîne du livre, ça ne s’arrêtera jamais, chaîne de mâche haine – et remâche le machin des machines).

Les libraires indépendants sont encastrés, coffrés, coulés dans le béton de la chaîne du livre dont ils s’accommodent, grâce aux jérémiades (je connais la musique). D’où leurs ruades anti-libérales à trois cartons le recyclage.

J’ai vu en rayon vendredi dernier, au Comptoir des mots, librairie indépendante, l’une des meilleures, Paris 20e, une série impressionnante des livres de Nancy-Huston, dont je pense le plus grand mal sans l’avoir lue. Nos livres furent un temps présentés dans cette librairie jusqu’à ce que, en 2013, le libraire du rayon soit remplacé et que le nouveau note : « Les doigts ? C’est vraiment pas terrible. » Le Plancher, pas
terrible ? Dachau Arbamafra, pas terrible ? Brodsky, pas terrible ?

Mais Nancy Huston, miam. En plus, ça se vend. Ça permet ainsi d’avoir vingt exemplaires du dernier Jean-Ro-et-Jean-Ech, grand inconnu de l’Est parisien.

Nombre de libraires indépendants (libre à chacun de prendre pour soi ce qui s’adresse à lui) se donnent bonne conscience en proposant quelques ouvrages soigneusement choisis, et puis rangés dans une caisse en sapin à même le sol de la boutique où s’entasse la poussière (une partie du rayon poésie au Comptoir des mots traîne sur le sol ou bien cornée sur le rebord de la vitrine). Jamais à plat sur les deux tables centrales où le dernier polar chic fait pile (attention, ne va pas prendre pour toi ce qui s’adresse à ton miroir).

J’attends surtout d’un libraire qu’il fasse des choix, même intuitifs, hors du circuit des 24 heures du livre, qu’il flaire le livre inédit, la tentative perdue d’avance, gagnée ensuite, le nouvel éditeur appelé à changer les regards (suivez le mien), l’auteur inconnu des circuits, l’audace saugrenue, l’éditeur mort, le poète fou, le bègue irrévocable, et qu’il les mette en avant sur ses tables (dessous, c’est pour les gnomes). Donner à lire, à voir, à découvrir, sans post-it. Au Comptoir des mots, les libraires expédient les livres en cinq lignes illisibles de Natacha, Ingrid, Alain, Renaud, tous lecteurs et lectrices émérites. Ça sent la banqueroute. Bientôt le prix des Lecteurs.

Pour un libraire comme Ptyx-le-Belge (nous sommes ouverts à toute requête et commande de sa part), combien de bardes attachés à l’arbre ? De faussaires installés, de faillis prévisibles, d’illettrés buveurs de thé chic ?

Résumons nos débats : La poésie ne se vend pas ? Ton libraire ne t’en vendra pas non plus (elle ne se vend pas, il ne t’en vendra pas puisqu’elle ne se vend pas car il ne t’en vend pas puisqu’elle ne se vend pas).

Voilà le modèle de son indépendance. D’abord la poésie, puis le théâtre, aujourd’hui l’écriture jugée trop compliquée, avant expiration définitive. (Le libraire ne sait pas que c’est lui qui expire, pas la littérature qu’il refuse de servir sur ses tables, ni la poésie, ni le théâtre, ni l’écriture, impatiente et vive.)

Il a d’ailleurs raison. Ignorons la mort. Vivre est plus important. La loi du marché à laquelle il se plie malgré des choix qui vont du même au même, y compris les nuances, lui donne des raisons de persister. Ils se maintiennent réciproquement en vie.

Je connais pourtant une libraire véritablement libre, au Mans, il en existe ailleurs, qui n’a pas renoncé, malgré une fermeture en 2011 : pas d’office, des choix radicaux, avec et hors de la distribution classique, un fonds de sciences humaines, de poésie (1500-2000 volumes). C’est sur ses tables, exposés, offerts, que j’ai découvert P.N.A. Handschin, Ecchymose, d’Anne Monteil-Bauer, les Éditions de la Cabane. Pas dans Télérama, ni Livre Hebdo, ni Matricule des ongles (Ça va, les gars ? On vous envoie sous peu un Brodsky piégé), ni sur les tables d’indépendants qui crient dans les déserts d’Amazonie où leurs meilleurs clients s’approvisionnent parce qu’ils en ont marre des livres identiques d’une boutique de province à une autre boutique de province.

Figure-toi, lecteur de passage, que Le Comptoir des mots n’a pas un seul ouvrage de P.N.A. Handschin. J’ai vérifié, perfide incognito (pour Nancy Huston, ça va).

– Nan ? – Si ! – You stone ?

 

La guillotine forcera au salut ton pire ennemi.

 

En attendant, vive la toupie.

1047.

Job et Jérémie, libraires indépendants.


[ Extrait 2 ]

 

– Dis-moi, Jérémie ; t’as renvoyé les deux exemplaires du Plancher qu’on avait en dépôt ?
– Ben oui, Job. Hier.
– C’est embêtant, Jérémie ; on vient d’avoir une commande.

– Pour Le Plancher ?
– Pour Le Plancher.

 

Précision du traducteur bulgare : la Générale
du Livre
, société de distribution associée à Libr’est qui regroupe à Paris neuf Librairies indépendantes, dont L’Atelier, vient de nous passer commande d’un exemplaire du Plancher.

 

On tourne en rond, aller-retour, poste et paquet, mais j’en rigole (et jean-rolin).

 

La réalité est trop belle pour être romancée.

989.

Matricule, nous r’voilà !

 

Ça a commencé comme ça, par l’article sur Bove qu’Arthur Bernard consacre à Bécon-les-Bruyères, publié chez Cent pages. J’aime bien Arthur Bernard, l’homme et son œuvre, ici l’accord est net, pas de couture. J’aime bien Cent pages, l’éditeur et ses œuvres, l’accord est sans suture.

Pourquoi pas, donc et en effet, acheter le dernier Matricule des Agnès (entendons-nous, le dernier que j’achète, pas celui qu’ils publient) ? Après la mort de l’homme et des illusions, ce fanzine a su imposer sa ligne graphique très peu sexy, façon gaine élasthanne et sabots caoutchouc, à un public de retraités de la fonction publique frottés d’un mélange de grammaire et de morale orthographique. Leurs choix raisonnables de livres raisonnables vous ouvrent le crâne à des lobotomies fécondes d’auteurs et d’éditeurs en voie de développement, d’idées rebelles et révolutionnaires qui font de vous en deux numéros un militant express des causes bissextiles et des jours fériés.

Pourquoi pas ? J’aime adhérer au destin collectif de la moule et de l’huître. Pourquoi pas, le redis-je, payer mon obole, mon écot, un vieux billet de cinq euros et une pièce d’un, rognée, à cette brochure de bonne facture, la meilleure en qualité d’agrafes dédiées à la littérature : mise en page illisible, une citation-ton-livre-est-mort, envie de lire aussi prenante qu’un harpon dans la gorge.

Pourquoi pas, pourtant ? Les auteurs sont choisis, au moins, il faut le souligner, choisis aussi selon des lignes éditoriales et amicales qui ont parfois tendance à se croiser et, parfois, à se recroiser de sortie en sortie. Pourquoi pas – on a compris – m’instruire et m’informer ? La littérature, ses amours, ses tendances : mon époque.

J’avais trois heures de vie à tuer entre Lyon et Le Mans, fini de lire La vie bon train de l’admirable Étienne Faure (admirable Étienne Faure). J’avais un temps de crâne disponible. Pourquoi pas Bove, en vérité ?

Il y a des gens que ça excite Calet, Blondin et Bove (beaucoup moins Hyvernaud, Guérin ou Raphaël).

– Pourquoi pas !

En plus, médis-je derechef, je ferai en même temps qu’amende grignotée une action honorable en achetant Le Matricule des sans. J’allais, pour six euros, effacer les mauvaises pensées et les mauvaises paroles que j’avais eues à leur endroit, à leur envers, suivant ma pente naturelle pour la pantalonnade (montrer son esprit est une passion qui ne le cède souvent qu’à celle de montrer en même temps son derrière). J’avais compté, à la naissance des éditions, Les doigts dans ce que vous savez, j’avais coupablement compté sur la publicité d’un, deux ou trois articulets des gens du Matricule donnant au grand public des mille lecteurs de Montpellier la bonne nouvelle de nos ouvrages : Marge occultée, Balzac dans ses cartons, Isabelle disloquée, Dachau arbre à malfrats, Le Plancher flottant (pose comprise).

J’avais compté, mais je n’avais rien eu. De sorte que l’étrille amoureuse a remplacé au fil du temps l’envoi dépité de services de presse.

Qu’ils avaient sans doute revendus pour payer l’imprimeur, action louable finalement, mais de ma part, une subvention privée pour ainsi dire, et puis le temps, pensais-je, leur montrerait que nous savions durer, faire émerger des écrivains, entendre des voix, les bougonnements de génies enfermés. Je comprenais d’autant mieux la réticence des gens du Matricule des margesarrière à parler des livres originaux que nous sortions, aux intentions souvent troublées par le mauvais esprit, que la recension systématique de poncifs morts aux éditions du Sonneur ou chez Actes sud occupait tout leur temps (compter les occurrences). Au moins, médisais-je encore, verrions-nous, le jour de notre premier article, s’ouvrir la paupière d’un vivant dans la file borgne des patentés du Matricule des auges.

J’achète donc cette revue, Le Mât ridicule des anges.

L’ouvre.

Je passe l’éditorial signé Daniel Guichard, chanteur reconverti dans la littérature, qui chante que la vie autre est impossible et qu’il regrette d’avoir voté François Hollande. Rien de nouveau sur le sommaire : Lodge (David), Ferrari (ou Audi), Léautaud (ou motard), Roussel (Raymond), Zweig, Muray, Trollope – STOP ! Des morts et des pas vivants de la littérature contemporaine ?

Le passé éclairant le mur de l’avenir, j’ai poursuivi avec prudence. La page de pub pour la dix-septième édition des Écrivains du bord de mer fait suite, crème solaire et littérature (Daniel Guichard en prime time). Animée par Bernard Martin, auquel ma sympathie n’épargnera pas la lecture attentive de l’entretien qui lui est consacré, la manifestation évite, lit-on, « le carcan thématique habituel » grâce à l’originalité des invités, Tanguy Viel et quelques auteurs inconnus des baigneurs : Ron Padgett, Harry Mathews, Jacques Roubaud (beaucoup moins inconnus des lecteurs). L’enjeu de ces rencontres étant celui de la transmission et d’un moment de publicité pour Philippe Forest, plagiste du Grand-Ouest, j’ai transmis mon ardeur à la plage suivante.

Pierre Senges, toujours aussi fastidieux dans son génie (à 30, 40 et 60 °C), mais sympathique et sans bouillir.

Rubrique Vie littéraire––

J’allais passer la vie littéraire ––– La rubrique consacre une page complète à une maison d’édition fondée au printemps dernier –––

Le printemps tombant cette année en 2013, j’en ai déduit très rapidement qu’il tombait l’an dernier en 2012 et que les éditions auxquelles honneur est fait d’une pleine page pleine ont un an d’existence ––– ONT TROIS MOIS D’EXISTENCE !

Je songe à une provocation gratuite, à une erreur possible, à des soirées trop longtemps humectées entre Daniel Guichard et Jérôme Savary (patineur sur glace reconverti dans la littérature). – La réalité me lâcherait-elle ?

Trois mois, deux livres, une page.

Du coup, je lis. Un tel passe-droit, alors que nous avons cinq livres et trois ans d’existence, suppose un génie imprévu, impossible à manquer, à passer sous silence, à remettre à plus tard, à dilater, délayer, repousser. IL FALLAIT QU’ILS EN PARLENT.

Ils en parlent. Nous présentent les éditions Tusitala – TU-SI-TA-LA – qui « exploreront dans un bel écrin les littératures étrangères. » (C’est le pompon du chapeau.) Je ronge un peu la page des ongles. Je plante mes dents dans le cendrier latéral de la SNCF. L’écrin, c’est le livre. Un bel écrin dont le premier est rose et le second est bleu. Le premier pour les filles, le second pour les gars. L’innovation est d’ailleurs assurée par un Directeur artistique nommément nommée, Stéphane de Groef, qui a compris que risques + édition valaient pâtes à vie sans jambon ni gruyère. Les deux écrivains publiés par cette maison, au nom de génocide larvé, sont d’ailleurs morts de faim, prêtant de fait sa cohérence contemporaine à leur association : Tusitala + Matricule + génocide. Un tel taux de mortalité dans l’édition relève du programme d’extermination. Mort aux vivants ?

L’auteur du publireportage, critique honteux initialé P.S. (« Et dire qu’on a voté Hollande »), interroge les deux éditeurs (un gars, une fille), nés à l’époque des pubs hollywood chewing-gum : « L’idée avec cette double parution est de montrer la cohérence de notre démarche, à la fois graphique et éditoriale. » Les mots souvent n’ont pas d’auteur, le vide les plaque dans l’oreille des aveugles, menant les sourds au pif (l’idée est donc qu’avec deux jambes on court plus vite). Suit le refrain entonné d’avance : écrivains engagés, textes ancrés dans le réel, puis l’extrait du livre réputé « grinçant, parfois drôle », que je vous livre avec pinceau prévu pour les effets :

« On envisageait (…) de peindre toutes les cuisines du pays en vert pour qu’un calme accru gagne les femmes à leurs fourneaux, mais il paraissait juste que les couvercles [des casseroles] soient rouges pour qu’elles ne s’endorment pas tout à fait. »

J’aime l’art de la citation, art subtil du critique, dont cette brochure, depuis vingt ans, s’est fait une spécialité qui vaudrait une anthologie pour cabinet dentaire. À l’époque où, lecteur enthousiaste, j’achetais Le Matricule des dents, j’étais déjà sensible aux citations calamiteuses choisies par les critiques (ou par les éditeurs à l’usage des critiques) pour leur effet de sabotage involontaire (ou pas). Ce livre supposé drôle est dans les mots choisis d’un ennui à se tirer la squaw cul nu sur le fourneau en feu ; le style novateur, à se trancher la gorge avec son Tampax.

Quelques détails cocasses, dans la suite de l’article, brossent à le faire reluire le costard de jeunots très sympas, branchés du 19e, Métro Riquet, et des préparatifs qu’ils ont dû préparer (car c’était à prévoir) pour monter leur affaire. Les noms des conseillers et modèles cités appartiennent tous à la petite édition™ garantie sans phosphate : underground sans rat, ni blatte ni bouche d’égout. Le blog cité de l’un des éditeurs, L’Accoudoir (« car même le canapé lit »), parcourt en mots translucides les lectures défiscalisées de cette classe de lecteurs éclairés au code-barre des marges labellisées polar, BD, romans, livres jeunesse (poésie Niet !) dont les éditions Attila, Benoît Virot, V.R.P., sont le modèle – à abattre. La morale de ces éditeurs est implacable : ils payent bien leurs traducteurs, aiment « les vieux textes », le professionnalisme, réfléchissent à chaque rouage de l’édition et disent « respecter chaque acteur de la chaîne du livre ». Pas un mot sur la niche. Des gens rêvés pour se suicider en bonne compagnie ou vendre des crêpes au Salon des Indépendants. Leurs livres sont bien distribués. Je les ai vus à Lyon. Bientôt partout.

(Post-it intérieur : Le Cafard est en plastique. Je répète.)

À ce stade de ma lecture, j’étais couché dans le cendrier.

Le dossier Bove, vu du cendrier, est à crier « Ô Bœuf ! », version latine. Cela dit, je ne suis pas le mieux disposé à son égard. Comptons dans ce jugement la part d’humeur du mauvais lecteur.

La revue est justement riche en débris et scories pour le lecteur de mauvaise foi. Je recommande les deux articles signés Martine Laval, en post-retraite au Matricule. L’ancienne alpiniste de Télérama ne parvient pas à dévisser et s’attaque en solo à deux textes aux titres instructifs : Ce que disent les morts et les vivants, de Jean-Marie Dallet, soucieux de n’oublier personne, et Le Milieu de l’horizon de Roland Buti, adepte de l’équidistance. Ce dernier texte est qualifié de rare (…) « une sorte de poésie qui vient de la nature, qui surgit du réel ». J’ai pour ma part toujours aimé la ville et la campagne (l’amour, la musique). Cette prose de Canadair, qui emporte tout sur son passage, a dû laisser pendant des lustres sa marque sur des lecteurs initialement sensibles à la littérature, mais aujourd’hui persuadés que les poissons vivent dans les arbres, précuits. « S’y résigner, pardi, et ainsi offrir au lecteur des pages bouillonnantes », conclut-elle du premier livre, pointant déjà son Messerschmitt sur les lecteurs en fuite.

Heureusement, le beau Fabrice Caravaca, aperçu de loin à Rochefort-sur-Loire, présente en photos les plis de sa dernière veste, devant derrière, et sa barbe de deux jours, sous l’enseigne du Dernier télégramme de Limoges. Je lis, j’achète, relis, rachète, les ouvrages qu’il publie, Laurent Albarracin d’abord, Explication de la lumière, très beau, très fort, « dans le lard du vrai » ; d’autres encore, Azam, Griot. Tout cela ne va pas trop mal, dans l’entretien du Matricule, mais voilà, Caravaca a un message ; le poète, porté par un français boiteux, a une mission : « Comment on écrit pour l’autre. Comment on donne un outil intellectuel » aux gens pour qu’ils « réfléchissent sur ce que c’est que la langue.» Le militantisme, pourquoi pas. Il paye de sa personne, je paye mes livres, on est quitte ; mes outils, je les forge, j’en hérite aussi. Reste que la poésie sera accessible à tous quand les livres de 45 pages, vendus 10 €, mal collés et imprimés sur fonds publics par des ouvriers bulgares sous-payés, seront d’abord imprimés en accord avec leur contenu. Les impressions à moitié prix de poésie militante avec subventions publiques me font, en plus, une concurrence déloyale. Je fais imprimer sur place et en Scop.

Sinon, la routine : un article de Charles Robinson, « Les mains dans la lutte ». « Un récit poignant » de Didier Éribon, qui recycle essais et luttes passées, le regard en dessous : « Je crois que la force transformatrice de la théorie est potentiellement plus grande que celle de la littérature. » Et la kalachnikov, potentiellement plus radicale que la théorie.

La routine, donc. Un peu de Sabine Wespieser, qui continue son travail réussi de réduction de la littérature à sa dimension testimoniale, vindicative ou larmoyante. En l’occurrence, la réimpression des Plages du silence de Serge Mestre (inconnu), confirme la place toujours importante de la littérature du ressassement familial et des auteurs pour lesquels le silence n’est qu’un vœu pieux, une manière de creuser le vide au fil de phrases vides, là où l’absence devrait se gueuler à jet sonore. Blanc sur blanc, leur littérature.

Les libertés épistolaires de Gaston Chaissac, que je n’ai pas encore pris le temps de lire, justifieraient un abonnement à la revue si elles n’étaient aussi l’exception qui oblige à changer la règle. Du coup, pour l’abonnement, c’est mort.

Il resterait, pour achever ma reprise par les Anses du matricule, à signaler les articles écrits par des critiques qui n’ont pas lu les livres qu’ils recensent dans un style où la mitigation fait trace. J’en compte deux ou trois à chaque numéro, souvent plus, pratique honnête quand elle ne se voit pas, beaucoup moins si l’auteur se fait prendre à errer dans les déserts du Web.

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En gare du Mans, j’avaisrepris depuis longtemps La Chute des graves et retrouvé ma légèreté – loin du cendrier.