836.

Je suis Jeannot. Et je suis Paule. Je suis l’enfant du sillon, né dans la terre, tué dans le désert. Je suis le fusil, lourd au creux de mon bras. Je suis Alexandre suçant les mamelles pourries de ma mère et crachant le venin par terre. Je suis le gardien de la ferme, l’héritier, le fils, l’homme, le soldat, l’amant. Je suis leur prisonnier. Plus aucune porte n’est droite, plus aucune marche, aucune poutre, aucun mur. Seul le crucifix sur le mur cloqué. Je suis la croix. Deux traits sur le mur. J’entends les rumeurs, l’antenne envoie ses mauvaises ondes sur moi et sur la ferme, elle brouille mes idées, elle me provoque. Je sais qu’ils sont cachés autour de moi. Ils m’ont attendu, d’autres m’ont suivi jusqu’ici. Ils veulent notre peau. Mère ne l’a jamais dit. Je suis innocent.

 

Perrine Le Querrec, Le Plancher, à paraître en mars 2013 aux Doigts dans la prose.

 

835.

Alexandre, Joséphine, Paule, Simone et Jeannot : il y avait une histoire où les parents étaient heureux et Paule, Simone et Jeannot trois enfants gais et insouciants. Mais on n’était pas dans cette histoire-là.
Autour de la table tombale, cinq silences
Celui du père, tout en mots de labeur et de sécheresse
Celui de l’aînée, désordonné, débordant, qui voudrait s’échapper
Celui de la cadette, saillant, rebelle, indicible
Celui du benjamin, reclus, terré derrière la pudeur du cri
Celui de la mère, retranchement et travaux forcés, un silence de haine que nul n’écoute jamais
Ils ont tous un air de famille, un air de désastre
Trois fois par jour, ils meurent de faim

 

Perrine Le Querrec, Le Plancher, à paraître en mars 2013 aux Doigts dans la prose.

834.

Il est sur mon corps, il pousse et geint et frappe et crie et bave. Il est sur mon ventre, mon visage, mes seins, mes cuisses.
Il perce, saigne, jure, force. Ses coups résonnent dans mes os ; je pensais en avoir terminé avec lui, avec eux, je pensais m’enfoncer dans le néant et l’oubli, je pensais m’échapper.
Mais il est là, sur moi, à me chevaucher.
Couteau, poinçon, gouge, il m’écorche, me pèle, me fend, me taille.
Sous lui je crie, immobile.
Je me débats, silencieuse.
Je me révolte, morte.

 

Perrine Le Querrec, Le Plancher, à paraître en mars 2013 aux Doigts dans la prose.